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malheureusement ce qu’on appelle la question d’Orient, c’est-à-dire la question de savoir comment sera partagé l’héritage du Turc, est de tous les problèmes qui s’agitent ici-bas celui dont la solution dépend le moins de l’ingénieuse habileté des grands politiques. C’est un chapitre de l’histoire du monde que le destin semble s’être réservé, un procès dans lequel les plans les mieux ourdis de la prudence humaine viennent se briser contre d’inévitables fatalités, qui déjouent tous les calculs. Aussi, chaque fois que ce procès revient sur le tapis, voit-on se reproduire les mêmes crises, les mêmes imbroglios, les mêmes péripéties ; les acteurs changent, la pièce est toujours la même.

C’est une réflexion qu’il est difficile de ne pas faire en lisant la correspondance récemment publiée d’un éminent diplomate autrichien, le comte Prokesch-Osten, avec Gentz et avec le prince de Metternich[1]. Peu d’hommes ont pu se vanter d’avoir connu l’Orient aussi profondément que le comte Prokesch. Dès 1823, quand il était simple capitaine du 22e régiment d’infanterie en garnison à Trieste, il se sentait entraîné vers les rivages du Levant par ce mystérieux attrait qui est l’agent secret des destinées. On lui fournit les moyens de satisfaire sa curiosité, et les rapports qu’il adressa à Vienne chemin faisant attirèrent sur lui l’attention du chancelier autrichien et de son fidèle conseiller, qui disait du jeune voyageur : « Prokesch est un diamant de la plus belle eau ; ce que cet homme est devenu en deux ans me paraît miraculeux. » En 1827, il fut nommé chef de l’état-major de l’escadre qui croisait dans l’Archipel pour y réprimer la piraterie ; mais son principal office était de renseigner son gouvernement sur tout ce qui concernait l’insurrection grecque, tâche dont il s’acquitta avec un rare talent jusqu’à ce que la guerre turco-russe eut décidé du sort de la Grèce. On étudie bien ce qu’on aime, et Prokesch aimait beaucoup l’Orient et les Orientaux. Quelques mois après son retour à Vienne, il eut l’occasion d’assister à une séance de la Société d’histoire de Fribourg-en-Brisgau, et il se plut à déclarer à ses auditeurs étonnés « qu’il y a en Asie plus de bonheur et plus de bon sens qu’en Europe. » — « Si nous réussissions, ajouta-t-il, et que le ciel nous en préserve ! à civiliser l’Orient à notre façon, des populations aussi honnêtes qu’heureuses deviendraient, grâce à nous, malheureuses et malhonnêtes. »

Prokesch était pourvu de toutes les qualités qui font d’un diplomate un utile informateur ; il savait s’enquérir, interroger, il avait l’ouïe fine, la vivacité du coup d’œil, la sûreté du jugement. Il possédait aussi le talent de la négociation, l’art de prendre les hommes et de les persuader, Il y avait en lui un charmeur, et avant toute, chose il se servit

  1. Aus dem Nachlasse des Grafen Prokesch-Osten, Briefwechsel mit Herrn von Gentz und Fürsten Metternich, 2 vol. Vienne, 1881.