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Fanny !… Que vous faut-il de plus ? Un peu de courage. » C’était le courage qui lui manquait ; la mort lui faisait peur.

Pour réussir auprès du prince de Metternich, le jeune diplomate dut recourir à une autre méthode, et il lui en coûta davantage. Le prince était sévère pour tous les écarts d’imagination, il avait peu de goût pour les folies, même partielles. En 1832, quelques jours après la mort de Gentz, il disait à Prokesch : « Gentz était jadis l’homme du monde le plus étranger à toute espèce de romantisme. Il y a cinq ou six ans, il commença d’en tenir, et ce romantisme qui lui était venu sur le tard atteignit son comble durant ses relations avec Fanny. L’amour romantique est fatal aux vieillards, il use bien vite leurs facultés et hâte leur fin. »

Ce n’était pas seulement le romantisme des vieillards qu’il condamnait sans miséricorde ; il avait une sainte horreur pour quiconque prétendait mêler un peu de poésie aux choses d’ici-bas. Il aimait l’histoire, il aimait les romans, mais il méprisait de tout son cœur les romans historiques, et il en voulait à « cette misérable Genlis » de les avoir mis à la mode. Plus misérables selon lui et plus dangereux encore étaient ces autres romanciers qu’il traitait de pipeurs de peuples. Il entendait par là les libéraux de toute nuance, tous ceux qui croyaient ou affectaient de croire « au progrès indéfini du genre humain, à la monarchie entourée d’institutions républicaines, aux droits de l’homme, à la liberté de la presse comme moyen d’éclairer les gouvernemens, à la pondération des pouvoirs selon la méthode de Montesquieu. » Prokesch ne croyait guère au progrès indéfini, et il goûtait peu les droits de l’homme et la liberté de la presse. Pourtant le prince lui reprochait d’être romanesque par accès, de ne pas tenir toujours en bride son imagination, de s’être laissé séduire par l’imposante et mystérieuse figure de Méhémet-Ali, d’avoir vu en lui le régénérateur providentiel de l’empire ottoman. Il avait peine à lui pardonner d’avoir cru « qu’on peut fonder un empire arabe avec des progrès industriels, des monopoles, des extorsions, des aventuriers français, des touristes et des gazetiers. » Il ajoutait : « Si Mahomet, au lieu d’écrire le Coran, s’était avisé d’employer son temps à créer des fabriques et à façonner des régimens à l’aide d’instructeurs européens, il n’aurait jamais été question de l’Islam dans le monde. » Prokesch passait humblement condamnation. Il apprenait du maître à mépriser les apparences, à gourmander ses rêves, à se défier de la poésie et même de la logique, à n’en croire que l’expérience. Il se persuada de plus en plus qu’on ne connaît les hommes et les choses qu’à l’user, il s’accoutuma à ne jamais chercher le mieux, à ne compter qu’avec les faits, à considérer la correction de l’esprit comme la première des vertus. Peu à peu il devint un de ces vases d’élection dans lesquels l’illustre chancelier aimait à répandre sa pensée, et