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ses ennemis : fasse le ciel qu’il les connaisse bientôt, car ils nous font bien du mal ! Peut-être qu’il les connaîtrait déjà, si je n’étais pas aussi délicat…

Je suis dans l’intention de déchirer cette lettre, et cependant je la laisse partir, étant persuadé qu’elle ne te causera aucune peine : elle te rappellera mes malheureux pressentimens de Stettin. Le mal prévu est devenu si grand que l’empereur ouvrira les yeux.


En 1816, lorsqu’il eut entrepris de raconter la mémorable expédition dont il avait été un des acteurs, le général Philippe de Ségur écrivit à Davout, pour lui demander quelques notes sur les opérations de son corps d’armée, une belle lettre que nous donnons plus loin, lettre qui, certainement, ne resta pas sans réponse. Ce sont ces notes de Davout qu’il serait utile de connaître pour nous renseigner sur ses actions militaires, car sa correspondance de Russie ne nous apprend à peu près rien à cet égard. Tantôt par modestie pour ce qui le concerne, tantôt par prudence et de crainte que ses lettres n’arrivent pas à leur adresse, tantôt par tendresse pour la maréchale qu’il craint d’alarmer, Davout couvre de son silence les difficultés sans cesse renaissantes, les événemens désastreux et les souffrances de cette campagne, dont il ne parle jamais que de la, manière la plus rassurante. Il faut ajouter aussi que, pendant toute la marche en avant et même jusqu’après Moscou, un peu d’illusion se mêle à cette réserve. S’il ne se montre pas plus pessimiste, c’est que, quelque clairvoyant qu’il soit, lui-même ne soupçonne pas l’étendue des dangers qui menacent l’armée ; mais il est très difficile de distinguer dans ses paroles la part qui revient à la discrétion et celle qui revient à l’illusion. Les Russes se dérobent et chaque jour frustrent l’empereur de la bataille qu’il attend : « Tant mieux ! écrit Davout à la maréchale, la campagne se fera presque tout entière avec les jambes ; ce ne sera qu’une longue promenade militaire. « Cependant la promenade devient lugubre, et les étapes sanglantes ne peuvent en rester longtemps cachées. Force est bien alors à Davout de changer quelque peu de langage, mais pas une de ses paroles ne trahit la moindre inquiétude sur l’issue de la guerre. Dans chacun des heurts sauvages des deux armées il voit une justification de l’entreprise napoléonienne. « Il était temps, écrit-il, de foire cette campagne ; les préparatifs des Russes étaient formidables et le seraient devenus bien davantage encore. » Au départ de Moscou, un temps superbe favorise les premiers mouvemens de retraite, et Davout s’en réjouit avec une confiance qu’il essaie de faire partager à la maréchale, a En général, on exagère beaucoup la rigidité de ce climat. lies grands froids n’ont lieu que Vers la fin de novembre et ils durent trois mois. » Quant aux