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de go dans la salle à manger de l’hôtel : — une pièce rectangulaire, décorée de fresques d’une couleur et d’un dessin aussi pauvres que prétentieux. La table, ornée de bouquets fanés en occupe toute la longueur ; les couverts sont serrés les uns contre les autres, et les dîneurs s’assoient en se touchant les coudes. La salle est bourrée de convives, et bien que les fenêtres soient ouvertes, il y règne une lourde chaleur imprégnée d’une fade odeur de victuailles. Au-dessus de la table, des essaims de mouches dansent des sarabandes, et parfois l’une des danseuses, fatiguée, se laisse choir dans une assiette ou dans un verre. Nous examinons nos commensaux : — ensemble banal et bourgeois. — Les hommes, les femmes, les jeunes filles semblent faire de violens efforts pour paraître gais et amusés, mais leur gaîté sonne creux. De temps en temps les figures s’allongent, l’animation des regards s’éteint, puis tout ce monde, après avoir étouffé un bâillement, se secoue de nouveau et se remet à jaser ou à rire avec une vivacité de mécanique fraîchement remontée ; au fond, ils s’ennuient, cela se voit, mais ils ne veulent pas en avoir l’air.

Mon inquiétude me reprend, et la physionomie de Tristan s’est assombrie, Nous avalons notre nourriture sans souffler mot et en nous étudiant du coin de l’œil à la dérobée. Nous nous levons de table au dessert et nous nous précipitons dehors. Un chemin sablonneux où les pieds enfoncent désagréablement nous conduit sur la plage. Le ravage est sans relief et sans falaises ; la mer est basse, on la voit à peine ; des récifs grisâtres sortent çà et là d’une eau boueuse et morte comme celle d’une mare ; en face de noue, l’île de Batz, plate et morne, barre désagréablement l’horizon, comme un long mur, et empêche de voir le large. Nous nous retournons ; le site est plus vulgaire et plus platement monotone encore ; partout des champs d’oignons, d’artichauts et de choux-fleurs, séparés par des talus en pierres sèches. Pas un arbre, pas un accident de terrain : — une campagne sans charme et une mer sans caractère.

Les grandes douleurs se taisent. La déception est si complète que nous restons atterrés, assis chacun sur un tas de sable. Tristan fume rageusement sa pipe et en tire coup sur coup de copieuses bouffées. Le crépuscule tombe, un phare s’allume dans l’île de Batz, et les étoiles se reflètent mélancoliquement dans les flaques d’eau qui miroitent çà et là. Je commence à sentir combien j’ai eu tort de m’engouer de Roscoff sur de simples ouï-dire, mais mon orgueil lutte encore, et je ne veux pas avouer à quel point je suis décontenancé. Je me bats les flancs pour trouver quelques formules admiratives :

— Le site est triste, mais c’est une nudité désolée qui ne manque pas de grandeur.