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— Quel âge peut-il bien avoir ? demandé-je à la bonne femme.

— Oh ! monsieur, bien près de cent ans… Feu ma mère (que Dieu lui fasse paix !) était une enfant de l’hospice voisin du couvent, et elle l’avait vu planter. Quand on a chassé les capucins, pendant la grande révolution, un des religieux, qu’on appelait le père Pacifique, mit en terre, quelques jours avant de partir, une bouture pas plus grosse que le doigt, là, contre ce mur. Puis il émigra bien loin, à Lisbonne, en Portugal. Voilà que, vingt ans plus tard, défunt mon père (Dieu ait son âme !) qui était marin et qui s’était arrêté d’aventure à Lisbonne, alla visiter le père Pacifique dans son nouveau couvent. Le révérend lui donna une commission pour la supérieure de notre hôpital et en même temps il s’informa du figuier qu’il avait planté. « Pour sûr, que lui répondit mon père, il vient bien et il est déjà grand. » Le père Pacifique hocha par deux et trois fois la tête, et regardant mon père dans le blanc des yeux, il dit en étendant les bras : « Il grandira encore, ce n’est pas fini ! » Et il n’a pas menti, le saint homme ; vous voyez ce que le figuier est devenu. Voilà, monsieur, la chose telle que je l’ai ouï conter souventes fois à mon père, qui était marin, et à ma défunte mère (Dieu leur fasse paix !)

Oui, le figuier avait merveilleusement prospéré. La frêle bouture enterrée à la hâte par ce moine partant pour l’exil avait poussé des tiges dont la sève laiteuse avait été prodigieusement prolifique. C’était comme la revanche des capucins chassés de leur couvent. L’arbre croissait et se multipliait à leur place ; il semblait qu’avant de partir, le moine l’avait doué de cette force d’expansion, de cet esprit d’envahissement qui est l’un des caractères des congrégations religieuses. Sous les longs promenoirs formés par ce foisonnement de branches et de feuilles, il faisait presque nuit, tant l’entrelacement des brins était serré, tant la masse du feuillage avait d’épaisseur. Je regardais les bourgeons gonflés à l’extrémité des tiges, et je songeais que, l’an prochain, il faudrait ajouter un rang de perches pour soutenir les frondaisons nouvelles. — Le figuier grandissait toujours, robuste et vivace, et le père Pacifique était étendu là-bas, dans le cimetière de Lisbonne ; la supérieure de l’hôpital à laquelle il envoyait des messages était morte, et mort le vieux marin qui avait servi de messager. Les vers du poète Moschus me revenaient en mémoire, à propos de cette vitalité énergique et supérieure de la plante : « Hélas ! les mauves des jardins, les petites roses et les violettes, lorsqu’elles sont flétries, refleurissent l’année d’ensuite, mais les plus grands et les plus forts d’entre les hommes, quand ils sont morts une fois, demeurent oubliés sous la terre et dorment un pesant, éternel sommeil. »

Je quittai l’enclos, je pris congé de la bonne femme et je revins