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énormes sursautent parfois au-dessus des vagues, et elles vont leur voler des sardines jusque sous le nez.

C’est l’heure du flux. Avec la mer montante, des barques qui ont passé la nuit à la pêche rentrent au port. Nous les voyons débusquer du cap de la Chèvre, une à une, lentement, leur voile triangulaire d’un roux orange légèrement gonflée. Nous en comptons plus de cent cinquante ; bientôt elles s’éparpillent dans toute la largeur de la baie ; quelques-unes passent à nos pieds, et nous entendons les voix de l’équipage. Un vol de goélands les précède vers Douarnenez, comme pour annoncer aux femmes et aux enfans le retour des pêcheurs.

Le flot monte toujours. Il arrive en larges lames aux volutes d’un vert glauque frangées d’écume et vient mouiller de nouveau les roches qu’il avait laissées à sec la nuit dernière. Les vagues bondissent bruyamment dans leurs anfractuosités accoutumées, et des milliers de gouttelettes lancées en gerbe avertissent de leur retour les blocs de la pointe. — Le spectacle de la rentrée des barques, la confuse clameur des vagues, ont échauffé l’imagination de Tristan et il ne parle plus que par métaphores.

— Les flots, dit-il, sont comme les marins ; ils reviennent tumultueusement et joyeusement au logis ; ils jettent leurs paquets d’algues sur les pierres du rivage, comme les pêcheurs jettent leurs poissons sur les dalles du quai, et ils crient aux rochers dans leur langue gutturale et sauvage : — C’est moi, me revoici ; bonjour ! ..

— Mon cher, si nous faisions comme les flots et les pêcheurs ? si nous rentrions chez nous ? .. Je meurs de faim.


2 septembre.

A l’hôtel, le repas du soir n’a lieu qu’à la nuit tombante, cette heure étant plus commode pour les peintres mâles et femelles dont notre table est peuplée. Ils rentrent un à un à la brune, après avoir pioché tout le jour leur motif en plein air ; les hommes, guêtres jusqu’au genou, arrivent la pique à la main, le dos plié sous leur attirail ; les dames, drapées dans des plaids, les cheveux ébouriffés et les jupes mouillées, sont généralement escortées d’un gamin qui porte leur botte à couleurs. Après un quart d’heure consacré à un brin de toilette, les convives apparaissent à la queue leu-leu dans la longue salle à manger où deux Bretonnes en coiffes de mousseline font le service. — Les hommes alertes, jeunes et barbus, se ressemblent à peu près tous : même toilette sans prétention, même air observateur, gouailleur et bon enfant, avec ces clignemens d’yeux familiers aux paysagistes, — Les femmes ont des personnalités plus