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un peu de calme, le sol est jonché de branches vertes, de hérissons de châtaignes et d’aiguilles de pin, que la tempête a fait pleuvoir pendant la nuit. Des vieilles femmes et des enfans remplissent leurs tabliers de ces débris qui leur serviront de combustibles. Nous marchons têtes baissées au milieu des feuilles tourbillonnantes. La Payse nous a quittés hier pour se rendre chez une amie qui demeure à trois lieues d’ici, au manoir de Kervenargan, où nous irons demain lui faire visite. En attendant, le départ de notre réveillante compatriote nous a laissés un peu esseulés et mélancoliques.

— Si tu m’en crois, commence Tristan, en poussant gravement du pied les feuilles mortes, nous dînerons aujourd’hui au dîner de six heures… Puisque nous devons partir demain de grand matin, j’aime autant ne pas me retrouver en tête-à-tête avec Jemima.

— Hein ! dis-je stupéfait, le vent a donc tourné encore une fois ? .. Je te croyais en train de devenir amoureux et de songer sérieusement au mariage… Entre nous, tu pourrais plus mal faire.

— C’est possible, mais je suis une incarnation de l’homme chanté par le poète latin :

Video meliora proboque,
Deteriora sequor.


Certainement Jemima ferait une excellente femme, mais j’ai dans l’idée que je serais un médiocre mari… Pauvre fille ! l’autre soir, tandis que je la portais sur mes épaules, je me suis arrêté un moment à nous regarder tous deux dans une flaque d’eau : elle était souriante, elle, et moi j’avais la plus piteuse figure du monde ! J’ai cru voir, ainsi que dans un miroir magique, la mine que j’aurais une fois marié. Alors il m’a semblé que, comme dans la légende du roi Gradlon, une voix d’en haut me criait : « Lâche cette fille d’Eve, ami Tristan, c’est le mariage et toutes ses tablatures que tu portes sur ton dos ! »

— Vrai, cela m’a refroidi.

— Tu aurais dû faire cette réflexion un peu plus tôt ! dis-je gravement.

— Eh ! oui, je suis un étourneau, je le sais… mais quoi ? Je suis ainsi bâti… Je ressemble à une horloge où il y a une heure pour la rêverie, une heure pour le mariage, une heure pour la solitude… Les aiguilles font le tour du cadran, se posant un moment sur chaque heure et ne s’y arrêtant jamais… Je t’en prie, dînons à la première table, j’aurais le cœur trop gros et l’air trop sot en présence de Jemima..


20 septembre.

Kervenargan, où nous venons de passer une journée, offre de l’intérêt, même au point de vue historique. — C’est dans ce