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domestique au manoir et avait pieusement soigné, pendant sa dernière maladie, la mère de la propriétaire actuelle. Quand la vieille dame a rendu le dernier soupir : a Je ne veux pas, a dit l’héritière, que l’homme qui a porté ma mère dans ses bras soit traité comme un domestique ; » et elle lui a donné à moitié fruits une de ses métairies.

Effectivement, elle le traite devant nous avec une déférence marquée, et il y a, dans la tenue et les façons de Tanguy à son égard, un mélange de respect et de dignité très caractéristique.

Au sortir des bois, la lande a un aspect grandiose. Elle se déroule à perte de vue, à droite et à gauche ; à environ une lieue en avant de nous, elle est brusquement coupée par la nappe bleue de la mer, qu’encadrent les roches de Morgat et les cimes du Méné-hom. Les falaises et les flancs de la montagne ont de belles couleurs d’un rose doré ; la mer est d’un bleu foncé, le bleu d’un lac italien ; la lande ondule, nue et violette ; çà et là un bouquet de pins ou quelques chênes rasés par le vent du large, rebroussent leur feuillage vers la terre. — La Payse les compare à un groupe de femmes dont les jupes et les capes seraient fouettées par la rafale…

— Voilà bien une comparaison féminine ! s’écrie Tristan ; non, ils ont l’air effaré de pauvres arbres fuyant à toutes jambes devant l’ouragan qui les pourchasse…

Aux approches de la côte, des ruisseaux creusent soudain le sol, et dans les ravins profonds des fouillis d’arbres se tordent convulsivement, abritant sous leurs ramures noueuses des métairies aux toits de 6haume, aux mines sauvages, aux noms étranges : — Kergariou, Kerbargwinn ; — on se croirait à des milliers de lieues de Paris.

Après avoir longuement erré parmi les rochers de la pointe et de la grève, et bu une gorgée d’eau miraculeuse à la fontaine de Saint-Ronan, nous nous en revenons à petits pas, tandis que le soleil s’enfonce derrière les chênes de Kervenargan. Notre hôtesse est infatigable. Elle franchit les clôtures et les échaliers avec une agilité toute masculine et elle refuse énergiquement l’aide de Tristan, qui s’est constitué son chevalier servant. Notre ami ne la quitte pas d’une semelle, buvant ses paroles, écoutant avec déférence la légende de Saint-Beuzec, dont le clocher pointe tout là-bas. La voix de Tristan’ a pris ces inflexions enfantines et caressantes dont il use quand il veut séduire son monde. Le voilà redevenu galant ; Jemima est complètement oubliée, et on croirait maintenant qu’il veut faire la conquête de la propriétaire de Kervenargan.

La tranquillité du soir tombe sur la lande solitaire. Pas un bruit. Devant nous, les bois de pins et de chênes découpent vigoureusement leurs masses bleuâtres. Notre hôtesse nous parle de sa