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nous, elles ont peine à quitter la Bretagne, et qu’elles ne se lassent pas de revisiter leurs places préférées, de même que nous nous attardons dans chaque petite ville bretonne. — Nous descendons vers la ville basse par une longue rue déserte et bordée de murs de couvens. Devant nous, inquiet, la queue entre les jambes et le nez au vent, un épagneul à poil noir vague avec cette allure précipitée et incertaine d’un chien qui a perdu son maître. Il tourne autour de nous et flaire surtout les mollets de Tristan.

— Je voudrais connaître, dit notre ami, le remue-ménage intérieur qui se fait en ce moment dans le cerveau de cet animal… Pauvre bête ! je suis sûr qu’elle éprouve au sujet de son gîte de ce soir les mêmes angoisses, les mêmes alternatives d’espoir et de crainte que je ressens moi-même quand je songe à l’énigme de la vie future…

Et Tristan, devenu sentimental, flatte l’épagneul, le caresse, l’interpelle d’une voix amicale, tant et si bien que le chien ne veut plus le quitter. — Nous voici aux bords de l’Élorn, en face des anciens moulins de Rohan ; nous longeons le quai planté d’arbres, où les élégantes de Landerneau se promènent au bras de leur mari. L’épagneul ne lâche plus Tristan.

— Sais-tu, soupire ce dernier, que ce chien commence à m’intéresser ?

— Eh bien, prends-le avec toi… Tu souhaitais de te donner au moins la compagnie d’un chien… En voilà un qui est beau, qui n’a plus de maître et qui te fera honneur ; emmène-le !

Tristan se gratte le front. — Oui, réplique-t-il, mais il y a le trajet… Il faudra caser l’épagneul dans le compartiment des chiens, et puis… il n’aurait qu’à devenir enragé… On ne sait jamais avec les chiens errans !

— Tu es toujours le même : prompt à rêver de belles résolutions, plus prompt encore à les abandonner dès qu’on te pousse au pied du mur… Tu te plains de ta solitude, et pendant notre voyage la destinée t’a mis successivement sous la main une femme, un orphelin, un chien perdu… Prends au moins le chien !

— Certainement, je le devrais ; mais je ne suis pas chez moi, et puis cet épagneul a un regard luisant et méphistophélique, qui me fait penser au barbet du docteur Faust… Décidément, non ! .. — Allons, va-t’en ! s’écrie-t-il, en agitant les bras pour éloigner le malheureux épagneul.

— Il y a un proverbe breton qui dit :

Bravo homme, faites à votre guise,
Mais élevez maison ou cabane.