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différentes, et les versions diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d’officiel ! Nous espérons que ce sera demain, car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi de tous nos faibles moyens au grand œuvre de la rénovation. Ah ! Dieu ! l’emporterons-nous ? Le sang de tant de victimes profitera-t-il à leurs femmes et à leurs enfans ? Votre lettre a été lue par toute la ville, car on est avide de détails et chacun fournit son contingent. Écrivez donc, mais songez qu’on s’arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques. Mon pauvre enfant ! en dépit de la fusillade et des barricades, vous avez réussi à m’informer de ce qui se passait. Croyez bien que, parmi tous ceux pour qui je frémis, vous n’êtes pas un de ceux à qui je m’intéresse le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit pour sauver un ami, car alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre fils, faites-vous tuer plutôt que de l’abandonner. Au nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui me sont chers. Les Saint-Agnan n’ont-ils pas souffert ? Le père était de la garde nationale. On en est à se dire : un tel est-il mort ? — Mort ! .. Il y a trois jours, la mort d’un ami nous eût glacés, aujourd’hui nous en apprendrons vingt dans un seul jour peut-être et nous ne pourrons les pleurer, car dans de tels momens la fièvre est dans le sang, et le cœur est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité. Il faut qu’il rompe ou qu’il résiste.

Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L’âme se développe avec les événemens. On me prédirait que j’aurai demain la tête cassée, je crois que je dormirais cette nuit ; mais on saigne pour les autres. Ah ! que j’envie votre sort ! Vous n’avez pas d’enfans ! Vous êtes seul, moi je veille comme une louve sur ses petits, et s’ils étaient menacés je me ferais mettre en pièces. Mais que voulais-je vous dire ? mes pensées se ressentent du désordre général. Courez à l’hôtel d’Elbeuf, place du Carrousel. Il est pillé, dévasté sans doute. Sachez-si ma tante, Mme Maréchal et sa famille, ont échappé au désastre de ces journées de meurtre. Mon oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu’il était absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête ! Son gendre est brigadier aux gardes du corps, est-il mort ? Vivra-t-il demain s’il ne l’est pas ? Je n’ai pas le courage de leur écrire. D’ailleurs où sont-ils ? et puis peuvent-ils songer, s’ils ont été maltraités comme je le crains, à donner de leurs nouvelles ? Mais vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si le combat a cessé comme on le dit. Hélas ! ne recommencera-t-il pas bientôt ?

Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule qui se montre vraiment énergique. Qui l’aurait cru ? Elle seule marche. Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l’est pas