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elle disparaîtrait peu à peu d’une terre où le Bulgare s’avancerait lentement, mais sûrement, avec la régularité et la puissance d’une force presque matérielle écrasant tout sur son passage.


III

Je ne sais s’il est vrai que les Grecs disent quelquefois entre eux : « Bête comme un philhellène, » mais s’ils le disent, c’est tout à fait en famille, à voix basse, de manière à n’être entendus de personne. Dès qu’on arrive à Athènes, on est soumis à un examen minutieux sur les sentimens que l’on professe envers la Grèce. En quelques jours, en quelques heures, on est jugé. On est philhellène ou on ne l’est pas. Si vous ne l’êtes pas, l’accueil que vous recevez est toujours plein de politesse, car les Grecs pratiquent rigoureusement les lois de l’hospitalité, mais il est en même temps empreint de froideur. Partout où vous allez, vous sentez une certaine gêne ; à chaque parole que vous prononcez, un sourire contraint apparaît sur les lèvres de vos auditeurs ; seriez-vous aussi prévenant, aussi aimable, aussi flatteur que possible, feriez-vous toutes les concessions pour faire oublier ce qu’on prétend avoir lu au fond de votre cœur, n’importe ! on ne vous croirait pas, vous n’êtes pas philhellène ! Si vous êtes philhellène, au contraire, vous pouvez tout vous permettre ; tout ce que vous direz, tout ce que vous aurez l’air de penser, tout ce que vous laisserez entrevoir semblera parfait, merveilleux. N’êtes-vous pas doué de toutes les vertus ? Le philhellénisme ne comprend-il pas tous les mérites qui constituent l’homme distingué, éminent ? C’est de la meilleure foi du monde, c’est avec une naïveté d’orgueil national extraordinaire que les Grecs mesurent la valeur morale et intellectuelle des étrangers à l’admiration que ceux-ci ont ou professent pour eux. Quand l’admiration est sans bornes, quand elle n’est tempérée par aucune critique, on est digne d’inspirer les sentimens les plus enthousiastes. Chaque réserve apportée à cette admiration vous enlève une qualité. Un Athénien qui me parlait un jour de M. Thiers me répétait à chaque phrase : « Sans doute, il a fait de grandes choses, mais il n’était pas philhellène ! » M. de Bismarck, de son côté, ne jouit pas en Grèce d’une réputation fort brillante, et pour les mêmes raisons que M. Thiers. Les hommes d’état, les écrivains d’Europe se divisent en deux catégories très tranchées. Les uns ont la véritable supériorité, qui est de rendre à la Grèce un culte aveugle ; les autres, malgré les apparences qui quelquefois font illusion, sont des esprits étroits ; ils ne sont jamais entrés dans le temple hors duquel il n’y a point de salut ; eussent-ils gagné les plus grandes batailles,