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qui résistait et qui se dérobait à la mort, au moins pendant un certain temps, pendant un temps beaucoup plus long que celui de notre vie mortelle.

Ce qui ne périssait pas au moment où le dernier souffle s’exhalait des lèvres de l’agonisant, ce qui lui survivait, c’était ce que les Égyptiens appelaient le ka, terme que M. Maspero traduit ainsi : le double. Le double, c’était « un second exemplaire du corps en une matière moins dense que la matière corporelle, une projection colorée, mais aérienne, de l’individu, le reproduisant trait pour trait, enfant, s’il s’agissait d’un enfant, femme, s’il s’agissait d’une femme, homme s’il s’agissait d’un homme[1]. »

Ce double, il fallait le loger et l’installer dans une maison appropriée à sa nouvelle existence, l’entourer des objets jadis affectés à son usage et surtout le nourrir des alimens qui avaient la vertu d’entretenir la vie. Voilà ce qu’il attendait de la piété des siens ; voilà ce qu’il en recevait à jours fixes, au seuil de la bonne demeure ou de la demeure éternelle, comme disaient les Égyptiens[2] ; ce seraient ces offrandes qui seules sauraient ranimer et prolonger l’existence de ce fantôme toujours altéré, toujours affamé, toujours menacé de voir s’éteindre, par la négligence de sa postérité, cette vie dépendante, précaire et languissante. Le premier de voir des vivans, c’était donc de ne pas laisser les morts souffrir de la faim et de la soif ; enfermés dans la tombe, ceux-ci ne pouvaient pas pourvoir eux-mêmes à leurs besoins ; c’était aux fils de ne pas oublier les pères et les ancêtres, mais de les nourrir par le pain et

  1. Conférence, p. 381 — Comment s’est formée cette conception du double, c’est ce dont M. Herbert Spencer a donné, dans les premiers chapitres de ses Principles of sociology, une explication très sérieuse et très spécieuse. Il en cherche surtout l’origine dans les phénomènes du sommeil, du rêve et de l’évanouissement amené par la maladie ou par une blessure ; il montre comment, par le fait de ces suspensions plus ou moins prolongées de la vie et de la conscience, l’homme a été conduit à croire que la mort n’était, elle aussi, qu’une interruption passagère et plus ou moins prolongée de la vie. Selon lui, le phénomène de l’ombre projetée par le corps a aussi contribué à faire naître et à accréditer cette croyance. N’entre-t-il pas dans cette croyance encore d’autres élémens, ne tient-elle pas à une disposition générale de l’esprit humain dans cette période de sa vie intellectuelle ? C’est ce que nous n’avons pas à examiner ici ; toujours est-il que l’on trouvera dans ces pages les remarques les plus fines et que cette théorie contient certainement une grande part de vérité. Dans ce même livre, on trouvera nombre de faits qui attestent que ces croyances n’ont pas été spéciales, comme on a paru le dire quelquefois, à telle ou telle race, mais qu’elles sont humaines, dans le sens le plus large du mot.
  2. Cette expression, si fréquente dans les textes égyptiens, avait frappé les voyageurs grecs. On connaît le passage de Diodore : « Cela tient à la croyance des habitans, qui regardent la vie actuelle comme peu de chose, mais qui estiment infiniment les vertus dont le souvenir se perpétue après la mort. Ils appellent leurs habitations hôtelleries, vu le peu de temps qu’on y séjourne, tandis qu’ils nomment les tombeaux demeures éternelles. » (I, p. 51.)