Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/611

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Darius eût fait preuve en ce jour de plus de résolution, les Macédoniens auraient probablement payé cher leur audace. Mazée ne mit ses troupes en mouvement que lorsqu’une portion notable de l’armée ennemie garnissait déjà la rive orientale. Les fantassins grecs s’avançaient lentement, de l’eau jusqu’aux aisselles ; une ligne de cavalerie rangée en amont divisait le courant et en rompait l’effort ; une autre ligne de cavaliers s’étendait en aval, prête à secourir les soldats qui seraient emportés vers le bas du fleuve. Entre la double haie, hoplites et peltastes se suivaient à la file ; plus d’un trébucha sans doute sur les pierres glissantes dont le fond sablonneux était semé, aucun ne périt ; il n’y eut de perdu que quelques bagages. Jamais Alexandre n’eut mieux sujet de remercier les dieux. Ce passage du Tigre est un fait unique dans l’histoire : ni César, ni Napoléon, ni même Annibal, que je sache, n’ont rien accompli d’aussi téméraire.

Un millier de cavaliers perses, conduits par Satropatès, s’étaient rapprochés ; ils regardaient indécis le rivage se couvrir peu à peu de soldats. Alexandre appelle Ariston, le chef des Péoniens : « Va ! lui dit-il, et dissipe cette troupe qui nous observe. » Ariston part à fond de train ; il court droit à Satropatès, l’atteint de sa lance à la gorge et lui fait tourner bride. Satropatès s’est réfugié au milieu de ses escadrons ; là encore il retrouve le Péonien ardent à la poursuite. Indifférent aux traits dont on l’accable, Ariston ne se détourne pas pour frapper d’obscurs ennemis, il n’en veut qu’au chef dont sa lance a déjà goûté le sang. En un clin d’œil Satropatès est renversé de cheval ; Ariston saute à terre et d’un coup de sabre abat la tête du Perse ; puis il remonte lestement en selle et revient au galop jeter ce hideux trophée aux pieds du roi. De pareils faits d’armes sont toujours d’un favorable augure ; ils ont souvent précédé nos grandes batailles.


II

Alexandre s’est arrêté pour reprendre haleine après avoir franchi l’Euphrate ; il fait halte également sur les bords du Tigre. Ces pauses sont inévitables à la suite de toute marche forcée. La troupe la plus solide n’a-t-elle pas ses traînards, ses écloppés, ses malades ? On conçoit malaisément une aussi longue route parcourue sans bases d’opérations successives : la force de résistance du soldat grec explique seule pareille dérogation aux règles élémentaires de la guerre. Les lieutenans d’Alexandre ne se croyaient plus cependant tenus de taire leurs inquiétudes ; Parménion, entre autres, ne cessait d’engager son jeune roi à considérer quelles pourraient