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qui sommeille parfois, mais ne s’éteint jamais tout à fait au cœur de l’homme. L’approche des grandes épreuves a surtout le don de le réveiller. Alexandre fit proclamer par les prêtres égyptiens que ce n’était pas l’astre des Grecs, favoris du soleil, qui pâlissait ; protectrice des Perses, la lune se couvrait d’un manteau funèbre pour leur annoncer la fin de leur puissance. Rassurée par l’explication plausible qui lui est fournie, l’armée ne demande plus qu’à marcher. On abat les tentes et l’on se dirige, avec une foi plus ardente que jamais dans l’heureuse issue du conflit, à travers le district d’Aturia, sur le camp de Darius. Les Grecs laissaient ainsi le Tigre sur leur droite, à leur gauche les montagnes des Gordiens et celles des Carduques. Ils étaient en pleine Assyrie, à 184 kilomètres environ de la ville d’Arbèles, à 74 des rives du Boumade. Le quatrième jour, les éclaireurs des deux armées se rencontrent ; Alexandre, à la tête de l’agéma et d’une compagnie d’hétaires, pousse vigoureusement un parti de cavalerie ennemie, réussit à l’atteindre, lui tue plusieurs hommes et ramène à son camp de nombreux prisonniers. L’heure critique approche : Darius n’est plus qu’à une journée environ de marche, à 27 kilomètres. Les batailles rangées, ces batailles d’où dépend le destin des empires, ne se livrent pas sans quelque préparation. On se précipite sur l’ennemi qui fuit, on prend le temps d’aiguiser ses armes quand on doit aborder des lignes encore intactes. Alexandre juge nécessaire de donner à ses troupes quatre jours de repos avant de les conduire dans la plaine de Gaugamèle. Bien que son armée soit peu encombrée de bagages, elle en a encore trop pour aller à l’ennemi ; un camp retranché est établi à la hâte, on y laissera les malades et les équipages.

Depuis le départ de Tyr, Alexandre traînait à sa suite la famille de Darius. Il lui semblait qu’il n’y aurait pas de place assez forte, de lieutenant assez sûr pour qu’il osât leur confier la garde de pareils captifs. Pourquoi, sourd aux conseils que lui donnait, avec une véhémence souvent importune, le vieux Parménion, n’acceptait-il pas plutôt la magnifique rançon qu’à diverses reprises Darius lui avait offerte ? Pourquoi ? Parce qu’il était Alexandre. Était-ce en s’enrichissant des dépouilles des Achéménides, ’en emportant même un lambeau de l’empire, qu’il donnerait la paix, une paix ferme et durable au monde ? Alexandre était résolu à poser sur son front la tiare droite, parce qu’il n’entrevoyait pas d’autre moyen de rassembler sous le même sceptre des peuples dont l’antagonisme eût éternisé la vieille querelle. Il ne fallait donc pas que Darius, le jour où le sort des armes l’aurait renversé du trône, pût, à défaut d’un fils en âge de ceindre l’épée, trouver un successeur tout prêt dans un gendre. La politique est impitoyable, — c’est son droit, — mais