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son salut ? Il accueille sans joie apparente, sans un mot de satisfaction, la nouvelle d’un avantage qui n’aurait pas dû être si longtemps disputé ; les troupes de Parménion n’ont pas montré l’élan que leur roi attendait d’elles. Bernadotte, tu m’as gâté ma journée ! Tout entier au dépit qui le ronge, Alexandre continue sa route, la tête basse et le front soucieux ; aucun des hétaïres qui l’entourent ne se hasarde à rompre le silence.

De quels soudains hasards se compose l’existence d’un soldat ! Il semblait que tout danger eût disparu et qu’il ne restait plus qu’à recueillir les fruits de la victoire ; quelques instans encore et Alexandre allait avoir à subir le plus furieux assaut qui l’ait menacé dans sa vie. Les Indiens et les Perses chassés du camp par les réserves de l’armée macédonienne battaient précipitamment en retraite ; ils se trouvent tout à coup en face de la troupe d’Alexandre. La route leur est barrée ; avec le courage qu’inspire le désespoir, ils songent sur-le-champ à se l’ouvrir. L’ennemi est peu nombreux ; ils en auront facilement raison. Le choc fut terrible. Alexandre lui-même est bientôt entouré ; de sa javeline, il perce le commandant des escadrons indiens, frappe de la même arme le cavalier qui le serre de plus près, porte un coup à droite, un autre coup à gauche, et fait successivement rouler dans la poussière tous les champions qui osent s’attaquer à lui. On ne cite, je crois, qu’une occasion où l’empereur Napoléon ait été obligé de mettre l’épée à la main, — ce fut, si je ne me trompe, après la bataille de Brienne ; — pour Alexandre, ces luttes corps à corps étaient le combat de tous les jours. Soixante hétaïres périrent dans la mêlée ; Éphestion, Cœnus, Ménidas virent couler leur sang par plus d’une blessure. Les barbares finirent par céder ; pour mieux dire, ils cédèrent, dès qu’ils entrevirent la possibilité de fuir. Leur résistance avait coûté aux Macédoniens, si l’on considère surtout la qualité des victimes, la plus grosse perte qu’ils aient subie dans cette journée mémorable. L’armée entière ne perdit pas 300 hommes. Quant aux Perses, on ne sait pas encore aujourd’hui s’il en périt 40,000 ou 80,000 ; les historiens ne s’accordent pas sur le nombre. Arrien n’a pas craint de prononcer le chiffre presque incroyable de 300,000. De toute façon, dispersée ou couchée sur le champ de bataille, l’armée de Darius était anéantie.

Le soir même, Alexandre reprit la poursuite du monarque vaincu ; il dut s’arrêter, après avoir passé le grand Zab, pour faire rafraîchir les chevaux et donner quelques heures d’un repos bien gagné à ses soldats. Pendant ce temps, Parménion s’emparait du camp des barbares, de tout le bagage, des éléphans, des chameaux. Il avait fait manquer la capture de Darius à son maître ; il