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à cette place enviée, qui irait bien vite à d’autres. — Mariette se fâcha, jura que nous voulions son malheur, qu’il n’en ferait qu’à sa tête,.. et il ne partit pas. Le vieux savant montra qu’on peut mieux aimer la patrie en la servant au loin qu’en revenant y mourir.


V

Vous tous, qui avez quitté l’Égypte le regret au cœur, vous avez évoqué longtemps, penchés sur l’arrière du bateau, le fantôme de la noble terre qui s’évanouissait dans la nuit et dans la mer. La côte basse du Delta plongeait brusquement sous l’horizon ; seul, le phare d’Alexandrie persistait dans la brume là-haut : sa clarté accompagnait votre route, et longtemps vos meilleurs souvenirs se rassemblaient autour de ce feu lointain, phalènes qui venaient expirer sur la lumière agonisante. Ainsi, pour ceux qui l’ont connue, la figure du bon savant résume et domine de très haut toutes les vives impressions rapportées de là-bas. C’est sa parole qu’on retrouve quand on cherche à expliquer l’Égypte, le caractère unique de ce pays, de ses lois physiques et de son histoire. J’en appelle aux souvenirs de ce groupe ami qui s’était resserré autour de Mariette, il y a quelques années, et qu’un dîner intime réunissait chaque dimanche aux côtés du bey, dans le beau jardin de l’Esbékieh. C’était chaque fois une fête nouvelle pour cette jeunesse admise au petit cénacle, voyageurs, artistes, savans ou diplomates. On venait attendre le maître sous les dattiers et les mimosas, comme devaient faire, aux beaux temps des écoles alexandrines, les disciples d’un Philon ou d’un Origène. On se demandait à l’avance vers quelles régions inconnues son grand coup d’aile nous emporterait ce soir-là. Il arrivait, d’habitude morose et taciturne, ombrageux parfois, disant : « Vous ne me ferez pas parler. » Il n’aimait guère à parler ; c’était une de ces natures concentrées qui ont la pudeur de leur pensée et la gardent rivée au fond de l’âme comme une souffrance ; il fallait la lui arracher de haute lutte, elle s’écoulait d’abord malgré lui, il avait des gestes et des silences de colère en cherchant à la reprendre ; on sentait bien qu’il nous donnait sa vérité et sa poésie comme il eût perdu le sang d’une blessure. Nous savions que c’était un combat à livrer, et les rôles étaient traîtreusement distribués pour l’attaque de ce silencieux. Les premiers coups étaient portés d’ordinaire par un esprit joyeux et intrépide, l’enfant gâté du bey, l’explorateur de l’Ogowé, ce pauvre Victor de Compiègne, mort à trente ans sur cette terre d’Afrique dont il avait diminué le mystère et profané les solitudes.