Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le théâtre de cet enthousiasme tardif. La Phrygie était un des pays de l’antiquité les plus portés aux rêveries religieuses. Les Phrygiens passaient, en général, pour niais et simples. Le christianisme eut chez eux, dès l’origine, un caractère essentiellement mystique et ascétique. Déjà, dans l’épître aux Colossiens, Paul combat des erreurs où les signes précurseurs du gnosticisme et les excès d’un ascétisme mal entendu semblent se mêler. Presque partout ailleurs, le christianisme fut une religion de grandes villes ; ici, comme dans la Syrie au delà du Jourdain, ce fut une religion de bourgades et de campagnards. Un certain Montanus[1], du bourg d’Ardabav, en Mysie, sur les confins de la Phrygie, sut donner à ces pieuses folies un caractère contagieux qu’elles n’avaient pas eu jusque-là.

Sans doute l’imitation des prophètes juifs et de ceux qu’avait produits la loi nouvelle, au début de l’âge apostolique, fut l’élément principal de cette renaissance du prophétisme. Il s’y mêla peut-être aussi un élément orgiastique et corybantique, propre au pays, et tout à fait en dehors des habitudes réglées de la prophétie ecclésiastique, déjà assujettie à une tradition. Tout ce monde crédule était de race phrygienne, parlait phrygien. Dans les parties les plus orthodoxes du christianisme, d’ailleurs, le miraculeux passait pour une chose toute simple ; les dons spirituels se continuaient dans les églises comme une preuve de la vérité. La révélation n’était pas close ; elle était la vie permanente de l’église. Les charismes apostoliques se continuaient dans beaucoup de communautés. On citait Agab, Judas, Silas, les filles de Philippe, Ammias de Philadelphie, Quadratus, comme ayant été favorisés de l’esprit prophétique. On admettait même en principe que le charisme prophétique durerait dans l’église par une succession non interrompue jusqu’à la venue du Christ. La croyance au Paraclet, conçu comme une source d’inspiration permanente pour les fidèles, entretenait ces idées. Qui ne voit combien une telle croyance était pleine de dangers ? Aussi l’esprit de sagesse qui dirigeait l’église tendait-il à subordonner de plus en plus l’exercice des dons surnaturels à l’autorité du presbytérat. Les évêques s’attribuaient le discernement des esprits, le droit d’approuver les uns, d’exorciser les autres. Cette fois, c’était un prophétisme tout à fait populaire qui s’élevait sans la permission du clergé, et voulait gouverner l’église en dehors de la hiérarchie. La question de l’autorité ecclésiastique et de l’inspiration individuelle, qui remplit toute l’histoire de l’Église, surtout depuis le xvie siècle, se posait dès lors avec

  1. Ce nom n’était pas rare dans le nord de l’Asie-Mineure, particulièrement en Phrygie. (Corpus inscr. gr., 3662, 3858 e, 4187 ; Le Bas, n° 755.) Les doutes qu’on a élevés sur la réalité du personnage de Montanus sont dénués de fondemens sérieux.