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besoin qu’il revienne à Paris, mon père ! L’air de ce pays-ci ne lui convient pas. Il est, en effet, très contraire aux dents, et depuis quatre jours une énorme fluxion le retient dans sa chambre ; il est mélancolique, mais bon et sensible comme je l’ai toujours trouvé. Je me surprends souvent les yeux baignés de larmes en contemplant ce majestueux exemple des vicissitudes humaines, de l’amour et de l’ingratitude d’une grande nation ; mais je tâche de lui cacher un sentiment qui pourroit l’affaiblir. Il m’appeloit ce matin : Roger Bontemps, et je le laissois dire. Je suis bien loin cependant d’être gaie de la gaieté du bonheur, et jamais peut-être je ne me suis sentie aussi profondément mélancolique. Ce pays-ci ne me plaît pas du tout ; quoique je réussisse assez parmi les Genevois, j’ai besoin de me commander de chercher à plaire ; tu conviendras que ce n’est là mon état naturel. J’ai fort envie de revenir à Paris et surtout de m’assurer que mon père y retournera. Adieu, mon cher ami.


Cependant les événemens se précipitaient en France et paraissaient marcher de plus en plus rapidement vers une solution fatale. Plus les circonstances s’aggravaient et plus aussi le séjour de Coppet devenait pénible à Mme de Staël. Cette tranquillité factice faisait un contraste trop fort avec les troubles du dehors et avec les agitations de sa propre pensée, « On vit ici, écrivait-elle, dans un silence, dans une paix infernale ; on frémit, on se meurt dans ce néant. » Aussi bientôt n’y pouvait-elle plus tenir et elle retournait à Paris auprès de son mari, qui continuait à y représenter le cabinet de Stockholm. M. de Staël commençait cependant à sentir sa situation singulièrement ébranlée. Gustave III, qui s’était mis à la tête du mouvement contre-révolutionnaire en Europe, ne pouvait pardonner à son ambassadeur l’enthousiasme dont il n’avait pu se défendre pour les premiers actes de la constituante et peut-être aussi la fermeté avec laquelle, dans ses dépêches, il continuait à déclarer chimériques tous les projets de la contre-révolution en France. Bientôt ce refroidissement se changeait en une disgrâce ouverte, et M. de Staël informait son beau-père qu’en dépit du fameux engagement pris par Gustave III dans le contrat de mariage de Mlle Necker, ses fonctions d’ambassadeur de Suède à Paris venaient de lui être retirées[1] :


Paris, ce 16 janvier 1792.

J’ai eu, monsieur, pendant quelques momens, l’espérance de voir

  1. Après la mort de Gustave III (mars 1792), les fonctions d’ambassadeur de Suède furent rendues à M. de Staël par le duc de Sudermanie, depuis Charles XIII, qui était alors régent.