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annonçant aux paysans la bonne nouvelle[1]. A l’inverse de ce qui s’était vu en Russie. la noblesse polonaise eût ainsi eu le mérite et l’avantage de faire spontanément ce que Le gouvernement de Pétersbourg, avait été obligé d’imposer à une grande partie de la noblesse russe.

Les premières agitations politiques avaient malheureusement fait évanouir tous ces beaux rêves. Soit méfiance envers la noblesse de Pologne ou la Société d’agriculture, qui tendait peu à peu à se transformer en assemblée législative, soit désir de conduire lui-même l’opération comme dans l’empiré et, de conserver au besoin une arme de guerre contre la classe dominante, le gouvernement impérial s’était montré peu disposé à seconder les projets des libéraux de Varsovie. Au milieu de l’effervescence nationale, la Société d’agriculture, d’où la Pologne avait semblé attendre sa pacifique régénération, était dissoute. Bientôt après, l’insurrection éclatait, et la question paysanne, passant brusquement du domaine économique dans le domaine politique, était presque à la fois posée des deux côtés adverses, à Pétersbourg par le gouvernement impérial, à Varsovie par le comité révolutionnaire.

Dans le duel inégal engagé entre le tsarisme et le gouvernement occulte, qui, durant des mois, tint toute la Pologne dans sa main, les deux antagonistes devaient naturellement se disputer l’appui du pauvre paysan qui, courbé sur la glèbe depuis des siècles, presque ignorant des mots d’honneur et de patrie, n’avait guère d’oreilles que pour la grosse voix de l’intérêt. Nous avons vu par la bouche de Milutine, de Mouravief, de l’empereur Alexandre lui-même, comment la raison d’état conduisait les Russes à prendre en main la cause du peuple des campagnes et à tenter à son profit une vaste expropriation de la noblesse. Les insurgés n’avaient point attendu pour recourir aux mêmes armes que le gouvernement russe eût formulé ses intentions. Eux aussi, avons-nous déjà remarqué, s’étaient empressés de convier le peuple à la propriété, tant pour le gagner à leur cause que pour donner à la nationalité polonaise une base qui lui faisait défaut. De toute façon, quel que fût le sort de la lutte, la Pologne semblait ainsi destinée à passer par la redoutable épreuve des lois agraires, et si, par impossible, l’insurrection l’eût emporté, peut-être que, grâce au parti démocratique, au parti rouge qui, dans les rangs des révoltés, avait pris de plus en plus le dessus, l’aristocratie et la grande propriété foncière eussent

  1. Voyez la récente et très curieuse biographie du marquis Wielopolski, publiée en français par M. H. Lisicki. Vienne, 1880, t. II, p. 49-57 et passim.