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le plus hautement stigmatisé la conduite de la Russie, on est contraint d’avouer qu’il en est peu où l’on n’ait en pareil cas recouru à des procédés plus ou moins analogues et parfois moins respectueux encore des droits de propriété, plus ouvertement et irréparablement spoliateurs. Sans remonter aux Irlandais, autrefois dépouillés de leurs terres au profit de soldats anglais, colonisés chez eux, on se rappelle l’espèce de jacquerie, suscitée en 1844 contre les propriétaires polonais par l’Autriche, qui depuis a su en faire ses plus fidèles sujets. Pour ne pas chercher d’exemple en dehors de notre pays et ne point voir seulement la paille de l’œil du voisin, l’abolition de la corvée et des droits féodaux s’est faite, chez nous, dans des conditions autrement onéreuses pour la noblesse, et plus récemment, n’avons-nous pas, sous la troisième république, eu recours, en Algérie, contre les indigènes révoltés, à des procédés non moins difficiles à légitimer au point de vue des notions habituelles du droit de propriété ? Les Kabyles du Sébaou, dont, à la suite de l’insurrection de 1871, les terres les plus fertiles ont été séquestrées et finalement confisquées, faute du paiement de la contribution mise sur leurs tribus, eussent sans doute préféré, si on leur en eût laissé l’alternative, subir le sort de la noblesse polonaise et partager leurs terres, moyennant une insuffisante indemnité avec les colons alsaciens-lorrains qui ont pris leur place dans leurs anciennes demeures. Il est vrai que l’Europe s’est trop habituée à regarder les indigènes de ses colonies comme en dehors de son droit privé, aussi bien que du droit des gens, pour être fort touchée de semblables comparaisons.

L’état de guerre, encore si dur dans notre Europe, malgré tous les adoucissemens apportés par la civilisation, eût expliqué à lui seul la rigueur des lois agraires appliquées à la Pologne. De quelque façon que l’on juge l’opération, une chose est certaine, c’est que, si hostile, si malintentionnée qu’on la suppose, elle n’a pas ruiné la noblesse polonaise. Dans le royaume, comme dans l’empire à la suite de l’émancipation, il y a eu de la gêne et des souffrances qui parfois durent encore ; mais, chose remarquable, il y a peut-être eu moins de ruines amenées par les ukases de 1864 que par la charte du 19 février 1861. Grâce à la fertilité du sol, grâce au grand essor pris par l’industrie du royaume après l’abolition des douanes qui lui fermaient le vaste marché de l’empire, — grâce enfin à l’esprit d’ordre, à l’esprit d’économie et de travail du plus grand nombre d’entre eux, grâce à la flexibilité de la race et à des qualités de vigueur, de sagesse, de solidité qu’on ne leur connaissait pas encore, les propriétaires polonais ont, pour la plupart, mieux supporté la grande crise agraire que les pomechtchiks de Russie, lesquels ont cependant été plus ménagés par la loi.