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absence[1]. Obligé de faire face à l’ennemi de deux côtés à la fois, Milutine ne revenait à Saint-Pétersbourg que pour y soutenir, sur le sol glissant de la cour et dans l’ombre des chancelleries, une nouvelle guerre de stratagèmes et d’embuscades. Nous ne pouvons suivre ici les obscures péripéties de cette lutte de plus de deux ans qui coûta la vie à Milutine. Le récit détaillé de cette sorte de duel bureaucratique qui se livrait derrière la fastueuse devanture de l’unité autocratique, l’énumération des coups et des bottes que se portaient tour à tour les deux adversaires serait, malgré les grands intérêts en jeu, d’une fastidieuse monotonie pour le lecteur. Le combat dura jusqu’à ce qu’un des deux principaux antagonistes, le plus jeune et en apparence le plus robuste, fut blessé à mort par la maladie. Sans cette intervention de la nature surmenée, on ne sait combien d’années encore eût pu durer cette sorte de guerre civile de l’administration russe contre elle-même.

L’empereur, que la rébellion de 1863 avait profondément blessé et qui, aujourd’hui encore, semble ne l’avoir point pardonnée à la Pologne, l’empereur, qui apprenait peu à peu à connaître et à apprécier personnellement Nicolas Alexèiévitch, était sans aucun doute de cœur avec lui. Il le soutenait d’ordinaire contre le mauvais vouloir de ses propres ministres et les menées de son représentant officiel à Varsovie ; mais, loin de blâmer ou de désavouer ostensiblement les adversaires de la politique que lui-même appuyait, il ne cessait de leur donner des marques publiques de sa faveur. A cet égard, on pourrait dire que la conduite d’Alexandre II dans les affaires polonaises n’était pas sans ressemblance avec les procédés de Louis XV dans sa politique étrangère et sa diplomatie en partie double. La grande différence, c’est qu’à Saint-Pétersbourg, la chose était connue de tous les gens bien informés : ce n’était un secret que pour les hommes étrangers aux affaires. Durant toute cette période de transformation, il y eut en Pologne deux gouvernemens, dont le plus puissant n’était pas celui qui semblait officiellement représenter le souverain. Soit désir de ménager les influences de cour ou de n’en laisser aucune devenir prépondérante, soit peut-être aussi répugnance à prendre ostensiblement la responsabilité de toutes les mesures accomplies en son nom dans

  1. « On dit que votre apparition pascale à Pétersbourg devient problématique… Est-ce bien irrévocable ? Et dans l’intérêt même de notre œuvre, ne feriez-vous pas bien de venir prendre un peu l’air ici ? Ne serait-ce que pour déjouer les projets de ceux qui s’acharnent après Mouravief et voudraient l’éloigner de Vilna. Il me semble que votre arrivée ici serait des plus utiles. La Lithuanie livrée à elle-même ou confiée à des mains faibles, l’agitation recommencerait infailliblement dans le royaume… » (Lettre en français de M. C. à Milutine, 3/15 avril 1864.)