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à prédire que des lois agraires pourraient seules rendre la paix à l’Irlande. Cette opinion, peu goûtée de la majorité des Anglais, est aujourd’hui celle de plusieurs radicaux. Dans une pareille entreprise, l’Angleterre aurait de singuliers avantages sur la Russie, elle est plus riche, elle pourrait faire cette opération avec plus deménagemens de tous les intérêts. Si la Grande-Bretagne y répugne tant, ce n’est pas uniquement par peur de blesser la religion de la propriété, c’est qu’à l’inverse de ce que les Russes rencontraient en Pologne, c’est parmi les land-lords, parmi l’aristocratie foncière, qu’en Irlande le gouvernement britannique trouve ses plus fermes appuis. La chose serait probablement faite dès longtemps si c’était des hautes classes que venait l’opposition. Puis, à part tous ses scrupules juridiques, l’Angleterre risquerait d’être amenée à appliquer dans la Grande-Bretagne les procédés qu’elle aurait d’abord mis en usage dans l’île-sœur, tandis que la Russie avait commencé par éprouver chez elle les mesures qu’elle a étendues ensuite à la Pologne.

A certains égards, on pourrait dire que la Russie avec la Pologne, l’Angleterre avec l’Irlande, ont agi d’une manière tout opposée, l’une donnant ce que l’autre refusait, chacune prenant le pays assujetti par un sens différent, et toutes deux procédant d’une manière inverse, mais également incomplète et par suite presque également défectueuse. En Irlande, l’Angleterre a trop souvent cru parer à tout avec la liberté politique ; en Pologne, la Russie s’est trop flattée de suffire à tout avec des réformes économiques. A Londres, on a trop oublié que les peuples, comme les individus, ne se nourrissent pas de droits constitutionnels ; à Pétersbourg, on ne s’est pas assez souvenu de la maxime évangélique : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Les deux gouvernemens pourraient ainsi se donner des leçons l’un à l’autre. Tous deux n’ont su envisager ou n’ont su achever qu’une partie de leur tâche ; mais alors même l’avantage nous semble décidément du côté de la Russie et de la Pologne. Si difficile qu’il paraisse, le problème politique est d’une solution moins malaisée, comme moins urgente, que le problème économique. En dépit de toutes ses souffrances, la Pologne a prospéré sous la domination russe, et rien n’interdit à ses maîtres de lui donner ou de lui rendre un jour les droits et libertés dont aucun peuple européen ne saurait indéfiniment se passer.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.