Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/969

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et qui niera que M. Dumas ait eu raison de l’attaquer ? et que sa victoire ait été ce jour-là une victoire de la vérité vraie sur la fausseté conventionnelle ?

Il est inutile de multiplier les exemples. Ceux-ci peuvent suffire à montrer l’intérêt des tentatives de M. Dumas.

Évidemment il travaille à mettre quelque chose de nouveau sur la scène, ou, si vous l’aimez mieux, car j’irai jusque-là, M. Dumas travaille à rétablir au théâtre des traditions littéraires. Vous allez trouver l’affirmation singulière. En effet, je m’étonne moi-même de tant de complaisance. Car si vous cherchez un auteur dramatique indifférent à la tradition et trop irrespectueux de la langue, vous nommerez d’abord M. Dumas. Mais au théâtre, comme dans le roman, et comme en général dans l’œuvre d’imagination, plusieurs choses méritent également d’être nommées littéraires : le respect de la forme d’abord et l’ambition de bien dire, mais ensuite, et peut-être au-dessus, la recherche de la nouveauté psychologique et l’étude, laborieusement poursuivie, de quelque province inexplorée de la nature humaine. Par là, par là seulement, si l’on veut, mais par là certainement, l’effort de M. Dumas est littéraire, et c’est de quoi nous ne saurions lui avoir trop de gré. Quand son œuvre ne vivrait que par ce seul côté, je ne crois pas beaucoup m’avancer en disant qu’elle vivrait. Vous opposez que, dans sa dernière manière, il n’a pas réussi ? J’en conviens, mais voilà qui ne m’importe guère. Vous demandez s’il réussira ? Je n’en sais rien, ni lui non plus. Tout ce que je crois pouvoir dire, c’est qu’il ne réussira que quand il aura pris la peine d’éclaircir, et surtout de mûrir, un peu plus ses idées qu’il ne l’a fait avant d’écrire la Princesse de Bagdad, de préciser et de déterminer par des contours plus nets les « abstractions qui le troublent » et de revenir plus franchement, disons le mot, plus naïvement, à l’observation de la réalité. Pour le moment, il est comme emprisonné dans le terrible dilemme où tant d’artistes se sont pris avant lui : pas de grande œuvre qui ne soit l’œuvre de la réflexion, et cependant la réflexion est mortelle à l’inspiration de l’art.


Là-dessus, on nous pardonnera de nous être éloigné de la Princesse de Bagdad. A quoi bon recommencer à notre tour, après tout le monde, l’analyse de la pièce ? et ne valait-il pas mieux essayer de suivre l’auteur sur le terrain où il lui a convenu de se placer ? A lui de voir si, par la suite, il lui conviendra de s’y maintenir ou d’en changer : car nous n’avons pas cru, quoi qu’il en eût dit, que l’Étrangère fût sa dernière œuvre de théâtre, et nous espérons bien qu’il ne voudra pas baisser sur la Princesse de Bagdad le rideau de son Théâtre complet.


F. BRUNETIERE.