Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rester au collège, car ce n’est pas dans ma famille que l’on vous accepterait comme domestique. », — Dans de pareils termes, la vie en commun devient un supplice, pour le maître d’étude et pour l’écolier. Le manque d’éducation première, une certaine rusticité native, l’humilité de leur condition en présence d’enfans de familles riches pour la plupart, entraînaient parfois ces malheureux pions à des propos envieux qu’ils auraient dû retenir. Pendant que je faisais ma huitième, j’eus pour maître d’étude un certain Leroux, personnage assez crasseux, dont la tête était enlaidie d’une loupe qui ne lui permettait de porter qu’une casquette. Sa fainéantise dépassait toute mesure ; il bâillait du matin au soir et ne pouvait s’occuper à rien. Il était agressif, lourdement gouailleur, et fut victime d’une mésaventure qui nous mit en liesse. À cette époque, le Théâtre-Italien était monté à un haut degré de splendeur, et l’un des artistes les plus aimés de cette réunion d’artistes exceptionnels était un homme d’apparence colossale, de beaucoup d’esprit, très choyé dans le monde où il était admis, d’origine italienne, de bonne lignée, et n’ayant pas eu, pour paraître sur les planches, à lutter contre des préjugés qui n’existent pas dans son pays. Le public qui se pressait dans la salle des Bouffes l’aimait particulièrement et lui faisait une ovation toutes les fois qu’il apparaissait sous le costume du docteur Bartholo dans le Barbier de Séville. Or le fils de cet artiste était dans l’étude que surveillait Leroux. L’enfant était rieur, et un jour, au lieu de travailler, il faisait des grimaces pour se moquer d’un de ses camarades. Leroux s’en aperçut et lui dit : « Bravo ! continuez, c’est le bon moyen de n’être qu’un paillasse, comme votre père. » Le père vint le lendemain même retirer son fils du collège, mais avant de l’emmener, il fit appeler Leroux au parloir et lui administra une correction que sa force herculéenne a dû rendre pénible. Nous n’ignorâmes rien de cet incident, et de ce jour, le pauvre Leroux fut surnommé Bartholo.

Depuis que j’ai quitté le collège, j’ai retrouvé plusieurs de mes anciens maîtres d’étude : je les ai rencontrés en Algérie sous-aides-majors, sous-aides-vétérinaires ; en Orient, agens de compagnies véreuses ; en province, contre-maîtres surveillans dans les usines ; à Paris, sur le grabat d’un hôpital et, — une seule fois, — dans une cellule du dépôt près la préfecture de police. J’ai beaucoup causé avec eux, et chez presque tous j’ai constaté une tare, un vice, un trou par où s’écoulait la volonté de bien faire. Ce qui dominait en eux, c’était une paresse inconcevable. Quelquefois un goût dont la bassesse surprend les avait entraînés hors de la ligne droite. Un d’eux me disait avec désespoir : « Ce qui m’a perdu, c’est la funeste passion du domino ! » En 1845, dans un campement de