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nous nous disions : « C’est là que nous habiterons quand nous serons grands. » L’âge est venu, et nous nous sommes bien gardés de réaliser ce rêve de notre enfance.


IV. — L’INITIATION.

En 1835, je faisais ma sixième sous un professeur revêche et taquin, M. Agon, dont le visage en lame de couteau, marqué de petite vérole et armé de lunettes, n’avait rien d’agréable. J’eus là bonne fortune, au mois de janvier, de tomber malade d’une rougeole ou d’une fièvre scarlatine ; ma mère me prit chez elle, et je trouvai que c’était fort doux. Je traînai ma convalescence le plus que je pus, afin de retarder l’heure de rentrer au collège ; ma mère m’y aida sans trop le laisser paraître, et au milieu de février, j’étais toujours « à la maison. » Le 12, du mois, on me dit : « Nous irons ce soir au spectacle, à la Comédie-Française ; on donne une pièce nouvelle. » Je fus ravi ; en fait de théâtre, je ne connaissais encore que le cirque Olympique, Franconi, comme l’on disait. J’y avais battu des mains en voyant les grands drames militaires qui reproduisaient avec plus ou moins d’exactitude la vie de Napoléon Ier, et j’y avais admiré une pièce intitulée les Polonais, dans laquelle il y avait des combats, des escadrons d’amazones conduites par la comtesse Platter et des couplets patriotiques que je n’ai pas oubliés :

L’aigle blanc nous guide,
Volons aux combats !
O Pologne intrépide
Un jour tu renaîtras.


Le personnage principal était un certain Paulinski, homme du peuple, qui était l’âme de la conspiration et donnait le signal de la révolte. Je savais bien que Paulinski était un héros de convention inventé par les auteurs du mélodrame, mais l’imagination est si forte chez les enfans, elle est tellement passionnée qu’elle crée la réalité et donne aux fictions un corps tangible et saisissable. Dans les rares journaux qui pouvaient passer sous mes yeux, je cherchais les faits relatifs à l’insurrection polonaise, et j’étais toujours désappointé, parce que je n’y trouvais pas le nom de Paulinski. J’avais fini par me figurer qu’il existait, et lorsque l’on souriait de ma naïveté, on m’affligeait. J’ai, du reste, toujours été ainsi au temps de mon enfance et de ma jeunesse. J’aurais été de ceux : qui écrivaient à Samuel Richardson pour le supplier de ne pas faire mourir Clarisse.