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dont je m’enivrais pour la première fois ! Pendant les récréations je m’en allais marchant à grands pas et criant à tue-tête :

Ombre du padischah qui de Dieu même est l’ombre,
Tu n’es qu’un chien et qu’un maudit !


J’aurais voulu avoir une dague « au pommeau d’agate » et j’estimais qu’ils étaient heureux ceux qui se nommaient « don Rodrigue, don Rodrigue de Lara. » Dès que j’eus lu du Victor Hugo, — cela prouve en faveur de mon jugement, — je ne voulus plus lire autre chose. L’émotion causée par Chatterton me donna le goût des lettres, l’admiration que m’inspira Victor Hugo m’y maintint, et, malgré les combats que j’eus plus tard à soutenir pour ma propre cause, lorsque l’heure fut venue de choisir une carrière, je n’ai jamais hésité, estimant, dès cette époque, qu’il vaut mieux tomber sur la route parcourue par les grands hommes, que de marcher allègrement sur celle où se prélassent les hommes inférieurs. Je me hâtai d’écrire à Louis de Cormenin d’avoir à lire les Orientales et tous les livres de Victor Hugo qu’il pourrait se procurer. La réponse ne se fit pas attendre ; au lieu de m’envoyer une lettre, Louis m’adressait une pièce de vers qui me prouvait à quel point il avait été pénétré par la poésie du maître :

Les muets bigarrés dorment dans le sérail,
Les icoglans joyeux dansent sous la coupole
Et l’Albanais armé d’une lourde espingole
Se tient debout sous le portail.


Avec sa faculté d’assimilation, Louis était un écho ; il lui suffisait d’entendre un cri pour le répéter, et de même qu’il avait fait des satires après avoir lu la Némésis, il faisait maintenant des orientales parce qu’il lisait celles de Victor Hugo. Toute sa vie il eut ce don singulier, et j’en citerai plus tard un curieux exemple.

Victor Hugo, que tant de gloire justifiée environne aujourd’hui, qui de son vivant même a assisté à son apothéose (27 février 1881), Victor Hugo était alors, au point de vue littéraire, une sorte d’ennemi public.

La guerre qu’on lui faisait était sans trêve et sans merci. Il faut relire les satires alors célèbres que Baour-Lormian dirigeait contre lui pour savoir de quel l’on on lui parlait, quels reproches on lui adressait et en quel style on lui faisait la leçon. La jeunesse l’aimait et l’admirait, pendant que les hommes d’un âge mûr, élevés dans des traditions que nous n’acceptions plus, souriaient avec une douce commisération lorsque l’on parlait de lui. Le clergé, tout