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L’utilité, le bien de l’état et des habitans, telle est la première explication de la conduite du cabinet Gladstone en Irlande, mais cette explication seule ne serait point une justification. En politique comme en morale, la fin ne saurait toujours justifier les moyens, et si utilitaire et pratique qu’on la suppose, la conscience anglaise n’accepte point, même en matière de gouvernement, que tout ce qui est utile soit licite. À côté de la question d’opportunité, il reste la question de droit. Si M. Gladstone, M. Bright, M. Forster, et avec eux la grande majorité du parti libéral, se sont résignés à recourir à des lois agraires, à porter une atteinte plus ou moins sensible au principe de la propriété, c’est qu’ils ont cru en avoir le droit aussi bien que le pouvoir, c’est que, par son origine et par son histoire, par ses conditions et ses abus, la propriété foncière en Irlande ne semble ni aussi respectable, ni aussi sacrée, aussi inviolable, que dans la plupart des autres pays de l’Europe. Pour que le cabinet anglais se décidât à restreindre les droits des propriétaires, irlandais, il a fallu que les droits de ces derniers lui parussent moins bien établis, moins absolus ou moins entiers qu’ailleurs. Bien plus, on pourrait dire que, si tant de sujets de la reine Victoria conseillent au gouvernement de porter la main sur la propriété des landlords irlandais, c’est au nom même de la propriété et de ses droits imprescriptibles.

C’est là, dans les affaires irlandaises, un point capital sur lequel je demande la permission d’insister ; à certains égards, c’est en effet la clé de tout le bill de M. Gladstone.


I

La propriété est pour nous une religion qui, au milieu de l’ébranlement de toutes les croyances, demeure intacte ; les attaques dont elle est parfois l’objet ne font que rehausser notre attachement pour elle. Pour que la propriété nous semble inviolable, il suffit d’ordinaire qu’elle soit bien établie et nettement définie. C’est pourquoi il ne faut pas toujours juger des autres pays par ce que nous voyons autour de nous en France. La propriété foncière a, dans les différentes contrées, passé par des phases, par des formes très différentes, et bien que la civilisation tende à lui donner partout le même caractère, elle n’a pu, en Europe même, effacer toutes ces diversités.

Si la propriété est une religion naturelle qu’on retrouve vivante au fond de toute société, c’est une religion dont les dogmes et les obligations sont encore loin d’avoir partout la même précision et la même netteté. Ceci est surtout vrai de l’appropriation individuelle du sol. Sous ce rapport, il y a eu dans notre Europe, à des