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le tenancier doit continuer de payer au seigneur. La rente devra être fixée pour quinze ans au moins, et le taux n’en pourra être modifié sans l’assentiment de la cour par laquelle il aura été établi.

Tel est dans ses grandes lignes ce bill agraire qui, par son inspiration comme par ses conditions, est assurément une des œuvres législatives les plus singulières de notre siècle. Ces clauses principales sont accompagnées de nombreux articles complémentaires ou accessoires, que nous ne pouvons ni exposer ni même résumer ici. Indépendamment des modifications qu’y peut introduire le parlement, on comprend qu’une pareille loi soit nécessairement compliquée, car le principe de la copropriété du landlord et du tenancier une fois admis, il est souvent malaisé de régler dans la pratique l’exercice de ce droit simultané de deux personnes souvent hostiles sur le même fonds de terre.

Envisagé dans ses dispositions capitales, le bill de M. Gladstone ne fait guère, comme nous l’avons remarqué ailleurs[1], qu’adopter un système depuis longtemps préconisé par de nombreux Irlandais et connu des deux côtés du canal Saint-George sous le nom bizarre des trois f. On sait quels sont les trois termes de la formule populaire qui, sous cette rubrique mnémotechnique, résume les principaux vœux des tenanciers d’Irlande : fair rent, fixity of tenure, free sale, c’est-à-dire rente équitable, fixité de la tenure, libre vente du tenant-right.

Le but principal ou le plus prochain du bill de M. Gladstone, c’est bien d’atteindre à cette fair rent, à cette juste rente réclamée par les tenanciers. D’après les renseignemens les plus impartiaux, il est certain qu’un grand nombre de propriétaires irlandais avaient abusé de leur autorité et de la concurrence des bras pour élever d’une manière excessive le fermage de leurs terres alors même que ces terres, défrichées par le tenancier, devaient presque toute leur valeur à ce dernier[2]. Il en résultait que la rente des terres était souvent démesurée, que dans les mauvaises années, si fréquentes dans l’île, le tenancier, hors d’état d’acquitter sa dette, était condamné à être expulsé après avoir vu saisir son maigre avoir, ou à demeurer à perpétuité avec sa famille le débiteur insolvable de son maître. Pour mettre fin à une situation qui plongeait la plus grande partie de la population rurale dans la misère, le gouvernement, nous l’avons vu, n’a trouvé d’autre remède que l’intervention de l’état représenté par un tribunal spécial. Certes une pareille ingérence est délicate et, pour s’exposer en connaissance de cause aux

  1. Voyez l’Économiste français, du 7 mai 1881.
  2. Les abus de pouvoir des landlords irlandais ont souvent été dénoncés dans le parlement même par les chefs des divers partis. Voyez par exemple lord John Russell : Recollections and Suggestions, page 363.