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lui offre pour son droit d’occupation. En vendant son tenant-right, trop cher, le tenancier sortant peut en effet appauvrir le tenancier entrant et nuire indirectement à la terre et au landlord. Toute vente trop élevée du tenant-right aboutit, en effet à un empiétement du tenancier sur les droits de son copropriétaire, le landlord. La cession du droit d’occupation du sol ne semble pouvoir s’exercer sans inconvénient que sous certaines règles et certaines restrictions, et cela non-seulement dans l’intérêt du landlord, mais dans l’intérêt des masses rurales elles-mêmes. Peut-être à cet égard le nouveau, bill agraire n’a-t-il pas pris toutes les précautions désirables.

Affranchie de toute entrave, sans autre limite que le droit de préemption reconnu au landlord, la faculté de libre vente risque à la longue de tourner au détriment du peuple des campagnes, au nom duquel on la réclame aujourd’hui. Sous ce rapport, les critiques dirigées contre les trois f et les revendications irlandaises par un spirituel écrivain français paraissent en grande partie fondées[1]. Pour apprécier les conséquences du free sale ou du free trade appliquées au tenant right, il ne faut point oublier que l’Irlande compte une nombreuse population agricole fréquemment à l’étroit sur un sol souvent pauvre. De là naturellement une grande concurrence entre toutes les familles, qui se disputent les petites fermes. Cette concurrence, c’était, avec l’ancien système, là où le tenant-right n’était pas reconnu, le propriétaire qui en avait tout le bénéfice. Après le bill, sous la régime du free sale, ce sera l’inverse, ce sera le tenancier qui en profitera, et moins riche, moins cultivé est ce dernier, plus il sera tenté d’abuser de sa situation pour vendre son droit le plus cher possible, pour faire payer la terre à son successeur un prix bien supérieur à la valeur ou au revenu de la terre.

On perd parfois de vue qu’en Irlande tous les hommes qui vivent de l’agriculture ne sont point des tenanciers placés à la tête d’une ferme. À côté ou au-dessous de ces privilégiés, il y a une classe nombreuse d’ouvriers, dont les intérêts ne concordent pas toujours avec les leurs. Ces journaliers, ces mercenaires, forment la dernière assise de la population. Par les mœurs et l’éducation comme par les relations de famille, ils diffèrent peu des petits, fermiers et bien que parfois victimes de ces derniers, ils font aujourd’hui cause commune avec eux dans l’agitation de la land league et la guerre au landlordisme. Ces ouvriers n’en ont pas moins des intérêts distincts ; on peut en leur nom soulever une nouvelle question agraire, et déjà les adversaires du bill, actuel, ceux qui le trouvent insuffisant,

  1. M. de Molinari : Irlande, Canada et Jersey, lettres adressées au Journal des Débats ; Dentu, 1881.