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à craindre en effet, qu’une fois assuré de la fixité de la tenure, le tenancier ne s’habitue de plus en plus à se regarder comme le seul et vrai propriétaire ? N’est-il pas à craindre qu’il n’en vienne de plus en plus à considérer la rente annuelle qu’il devra servir au landlord comme une sorte de tribut levé par un maître étranger ou un inique droit féodal, dont il réclamera l’abrogation ? Ce régime, emprunté à des notions et à des coutumes d’un autre âge, semble ainsi ne pouvoir s’établir que pour être bientôt mis en question par ceux mêmes qui en doivent bénéficier. Après l’avoir réclamé au nom des droits et des coutumes du passé, on le combattra un jour au nom des intérêts et des idées du présent. Aussi le bill ne peut-il être regardé que comme un compromis provisoire ou une mesure de transition : il ne donne pas à la question agraire une solution, il la prépare plutôt.

Les promoteurs du bill me semblent au fond ne l’avoir pas envisagé autrement. Ils sentent eux-mêmes les complications de leur système, ils comprennent la difficulté de le faire durer indéfiniment. Aussi le bill est-il le premier à ouvrir aux intéressés une porte de sortie. On a vu qu’en rachetant le tenant-right, le landlord pourra recouvrer la pleine propriété de son domaine. Ce n’est pas là évidemment la solution définitive qui a les préférences des promoteurs de la loi, c’est au profit du tenancier plutôt que du landlord qu’ils désirent voir dénouer d’ordinaire le lien gênant de la copropriété.

Pour cela, le bill reconnaît au tenancier la faculté de racheter lui aussi le droit du landlord et, pour lui faciliter la complète acquisition du sol, M. Gladstone n’a pas craint de conseiller l’intervention directe de l’état et du trésor, sous forme d’avances faites aux paysans acquéreurs de terre. Le bill termine ainsi par un emprunt partiel aux idées de M. Parnell, avec cette différence que le transfert de la propriété du landlord au paysan devra se faire d’un commun accord et non par expropriation. Une commission gouvernementale sera chargée d’acheter des terres aux landlords disposés à se défaire de leurs domaines, pour revendre ces terres aux tenanciers en leur avançant les trois quarts de la somme du prix de vente.

Dans cette opération, l’Angleterre ne ferait guère qu’imiter les lois agraires de la Russie, où le trésor a avancé aux paysans émancipés les quatre cinquièmes de la somme exigée pour le rachat des terres de l’ancien seigneur[1]. En Russie, on le sait, les ukases de 1861 avaient donné à l’ancien seigneurie droit d’exiger des paysans le rachat de leur lot. Certains propriétaires d’Irlande, inquiets de

  1. Voyez le tome Ier de l’Empire des tsars et les Russes, livre VI ; Hachette, 1881.