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vient d’atteindre encore un des plus illustres Français, un de ceux qui ont porté jusqu’au bout, avec le plus d’honneur, avec le plus de fermeté, le fardeau d’une longue et laborieuse existence. M. Dufaure a cessé d’être de ce monde. Il s’est éteint, ces jours passés, à quelques lieues de Paris, à Rueil, où il était allé chercher le repos. Il était un des derniers de nos grands octogénaires, le dernier des grands parlementaires d’autrefois, de cette génération des Thiers, des Guizot, des Berryer. M. Dufaure a vécu assez pour avoir sa place dans beaucoup d’événemens, pour assister à bien des révolutions qui l’ont souvent attristé, qui ne l’ont jamais ébranlé et surtout n’ont jamais trouvé sa droiture en défaut.

Il y a près d’un demi-siècle qu’il entrait comme député de la Charente dans la vie publique, où il portait une renommée acquise d’avocat, une parole nerveuse et pressante, une intelligence nette, un caractère intègre. Dès 1839, à la suite d’une longue crise parlementaire, il faisait partie d’un ministère de transaction sous la présidence du maréchal Soult. Depuis, sans aller jusqu’à une opposition systématique sous le dernier ministère de la monarchie de juillet, il était de ceux qui redoutaient les conséquences d’une politique d’immobilité, qui auraient voulu empêcher une révolution par des réformes prudemment préparées. Il était aussi de ceux qui voyant, en 1848, la monarchie constitutionnelle s’évanouir si brusquement, mettaient leur patriotisme à tenter loyalement l’expérience d’une république légalisée par la nation. Il acceptait de rentrer aux affaires avec le général Cavaignac, que l’insurrection de juin avait fait chef du pouvoir exécutif. Quelques mois plus tard, en 1849, au milieu des premières épreuves de la présidence sortie victorieuse du scrutin du 10 décembre 1848, il se retrouvait encore ministre de l’intérieur dans un cabinet où il avait pour collègues M. Odilon Barrot, M. de Tocqueville, M. de Falloux ; mais il entendait être le ministre d’un président constitutionnel, non le serviteur complaisant d’un prétendant à l’empire, et il est clair qu’il était supporté plutôt qu’accepté à l’Elysée, où l’on avait hâte de se débarrasser de lui et de ses collègues. Le 2 décembre 1851 le rejetait naturellement parmi les vaincus, parmi ces outlaws dont parlait Tocqueville, avec qui il s’était lié d’une sérieuse et forte amitié. Plus d’une fois sous l’empire, M. Dufaure, redevenu simple avocat, avait à intervenir avec son autorité de jurisconsulte, avec son incorruptible indépendance, dans des causes politiques. Pendant ces longues années, c’était pour lui comme pour Berryer le seul moyen d’interrompre la prescription par la défense incessante et fidèle du droit, de toutes les garanties libérales. Au moment où éclatait la fatale guerre de 1870, il restait enfermé dans Paris, et lorsque dans les extrémités de la défaite, M. Thiers se trouvait chargé de négocier une paix douloureuse, de remettre la France debout, la première pensée du nouveau chef du gouvernement était pour celui dont il connaissait le dévoû-