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ses élèves, soit pour celui de ses maîtres, ferait violence à la liberté des consciences, si elle se donnait au nom et dans l’intérêt d’une église : ne ferait-elle pas une égale violence à la liberté de la pensée si elle devait se donner au nom et dans l’intérêt d’une école de philosophie ? L’état a-t-il plus qualité pour choisir entre les systèmes qu’entre les dogmes ? Ne trouve-t-il pas des deux côtés les mêmes divisions ? Et devant ces divisions ne doit-il pas se reconnaître la même incompétence ? Or s’il exclut. à la fois la théologie et la métaphysique, sur quoi s’appuiera-t-il pour fonder sa morale laïque ? Ne risque-t-elle pas de ressembler à ces « palais fort superbes et fort magnifiques » auxquels Descartes compare la morale païenne et qui, suivant lui, « n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue ? » Tel est le redoutable problème qui se pose, depuis quelques années, devant les consciences privées comme devant les pouvoirs publics et qui appelle avant tous les autres les méditations des moralistes.


I

La question était à peine soupçonnée, lorsque les états modernes ont commencé à réaliser le principe de la société laïque. Nulle part encore ce principe n’a été poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Il a pris possession de l’Angleterre par cette série de conquêtes libérales qui s’appellent l’émancipation des catholiques, l’abolition des privilèges de l’église établie en Irlande, l’admission des juifs et tout récemment l’admission d’un athée déclaré dans le parlement[1] ; mais ce grand pays, qui ne s’est jamais piqué d’une logique à outrance et où la tradition ne cède jamais entièrement la place, maintient toujours une religion d’état et laisse subsister un grand nombre d’institutions qui sont la négation manifeste d’une société purement laïque. En Amérique, où le principe nouveau règne sans conteste sous sa forme la plus absolue : l’entière séparation des églises et de l’état, il se concilie avec des institutions, des usages et surtout des mœurs qui ne se justifient que par des conceptions toutes différentes. En France même, la terre classique de la logique, il a encore des luttes à soutenir, et c’est seulement à l’heure présente qu’il paraît assuré de ses dernières victoires. Nous ne parlons pas ici de la séparation de l’église et de l’état : la société laïque n’est pas forcée de l’accepter comme une conséquence inévitable de son principe et elle peut d’autant mieux signer un concordat avec la société religieuse qu’elle affirme par ce traité même qu’elle la

  1. > Cette dernière conquête vient de subir un grave échec ; mais tout porte à croire qu’elle sera bientôt définitivement acquise.