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la morale du positivisme. Là seulement, suivant les voix les plus éloquentes et les plus autorisées, est l’avenir des sociétés modernes ; là seulement les jeunes générations trouveront une éducation virile, appropriée à leurs besoins futurs : ce sera pour elles « la moelle des lions[1]. »

On répète souvent que l’instruction de la jeunesse ne doit avoir pour objet que « la science faite » et que « la science à faire » doit être réservée pour certains établissemens de haut enseignement, comme notre Collège de France, qui ne s’adressent qu’à des esprits, déjà formés. Or la morale laïque telle qu’on la réclame pour tous les degrés d’enseignement, comme la seule expression légitime des devoirs et des droits de la société laïque et de ses membres, est encore une science à faire. Elle ne s’est constituée nulle part en un corps de doctrines ou de préceptes universellement acceptés. Jusqu’ici tous les livres de morale qui sont en possession d’une véritable autorité ont toujours fait appel à certains principes d’ordre métaphysique ou théologique. Ces principes ne règnent pas seulement dans les traités en forme, mais dans les ouvrages les plus élémentaires ; ils inspirent l’enseignement oral comme l’enseignement écrit : les premières leçons de morale données par la famille, dans les milieux les plus humbles comme dans les plus cultivés, n’ont pas en général d’autre base. Rien n’a encore remplacé « le bon Dieu » dans la bouche d’une mère expliquant à ses enfans ce qui est défendu et ce qui est ordonné ou permis.

Une école de philosophie s’était fondée, il y a une quinzaine d’années, dans le dessein d’établir, d’une façon définitive, une morale indépendante de toute religion et de toute métaphysique. Elle s’était assuré les meilleurs moyens de propagande : des livres, des brochures, des conférences, un journal spécial. Il ne lui a manqué, pour justifier ses prétentions et pour confirmer ses espérances, qu’une doctrine vraiment scientifique. Elle avait fait de la métaphysique, sans le savoir..Ce qu’elle avait de plus solide était emprunté à cette haute morale de Kant, que lui-même appelait « la métaphysique des mœurs. »

Le problème serait résolu si une autre école, beaucoup plus ancienne, l’école utilitaire, toujours combattue, toujours vaincue et toujours renaissante, avait pu faire prévaloir ses doctrines, non-seulement contre les objections de ses adversaires et contre certaines révoltes des consciences, mais contre les critiques de ses propres adeptes. Elle n’a pu, en effet, se maintenir qu’en substituant. les systèmes aux systèmes, sans s’arrêter jamais sur une

  1. Discours de M. Gambetta à la séance de clôture du Congrès de la Ligue de l’enseignement, le 21 avril 1881.