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Alfred de Musset nommément a fort bénéficié du privilège. Sa fin prématurée, survenant après le roman de Venise et après les Nuits, mit le comble à l’apothéose. De là cette popularité qui se perpétue parmi la jeunesse et que le seul talent n’eût point suffi peut-être à maintenir. Il a fallu que la légende s’en mêlât ; beaucoup de légende, et aussi bien des choses non moins concordantes. Voyez en effet comme tout se prépare et s’arrange à souhait ! Musset mort, Victor Hugo a grandi ; vivre glorieux et vivre quatre-vingts ans, c’est susciter bien des colères. N’ayez crainte, toutes ces forces vindicatives trouveront leur emploi.

:Et vitula tu dignus et hic…..


Ainsi parle Virgile, ainsi tous les poètes d’aujourd’hui vous répondraient. Gautier, avec qui j’ai tant de fois, en nous promenant, débattu la question, Théophile Gautier ne pensait pas autrement. Oui, mais les gens du monde, s’il vous plaît, les beaux esprits épilogueurs, pourquoi n’auraient-ils pas également leur franc parler ? Qui empêche, par exemple, M. Doudan d’appeler Victor Hugo « un Michel-Ange en porcelaine[1] ? » Cela ne signifie rien, et c’est pourtant le fin des fins, et vous n’aurez plus qu’à pâmer d’aise quand le même dilettante vous dira autre part que « Dante nous peint les caricatures de quelques hommes de son temps. » Et les naturalistes ! que j’oublie, ceux qui ne veulent pas de Victor Hugo, — l’auteur pourtant des Misérables, — et qui prétendent, ô puissance du dénigrement ! avoir des droits sur Musset, le plus subjectif des idéalistes ?

Autre part, une anecdote vient aux lèvres du poète ; il vous la conte sans avoir l’air d’y toucher et vous cherchez : en l’écoutant quel petit chef-d’œuvre est sorti de là. N’allez pas plus loin ; c’est Laurette, ou le Cachet rouge ; une des cinq ou six nouvelles estampillées par notre siècle à l’adresse de la postérité :

« Un beau vaisseau partit de Brest un jour. Le capitaine fit connaissance avec un passager homme d’esprit ; il lui dit : « Je n’ai jamais vu d’homme qui me fût aussi cher. » Arrivés à la hauteur de Taïti, sur la ligne, le passager lui dit : « Qu’avez-vous donc là ? — Une lettre que j’ai ordre de n’ouvrir que pour l’exécuter. » Il dit

  1. Le même ingénieux esthéticien, parlant de Lamartine, du mouvement et de la couleur de ses idées, écrira, toujours avec cette admirable frivolité d’observation : « On dirait que tout cela ne vient pas de lui et que c’est le temps qui le lui prête. » Devant de pareils jugemens, les bras vous tombent : le poète le plus doué des dons singuliers de la nature et de Dieu, Lamartine empruntent, tout à son temps ! ne serait-ce pas le cas de s’écrier avec Sainte-Beuve : « Il n’entend rien à la Grèce ! » et qu’il y a en toute chose un souffle printanier et sacré que le simple dilettante ne sent pas ?