Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plaisirs d’autrui que produit l’exercice heureux de leurs activités de toute sorte : plaisir sympathique qui ne coûte rien à celui qui l’éprouve, mais qui s’ajoute par surcroît à ses plaisirs égoïstes. »

Quelque chimérique sur plus d’un point que puisse paraître cette théorie, je l’aime mieux, je l’avoue, que celle de ces utilitaires inconséquens qui, au nom du plaisir personnel, dont ils font leur premier et unique principe, prêchent le renoncement absolu au profit du bonheur général ou, suivant leur formule, du plus grand bonheur possible du plus grand nombre. L’individu ne peut jamais ni oublier entièrement son propre intérêt ni le séparer de celui des autres. A mesure que les rapports sociaux se développent et se perfectionnent, chacun se trouve sans cesse en présence de nouvelles sources d’intérêt pour lui-même et pour autrui, et il ne peut y puiser sans éprouver le besoin de les concilier ; M. Spencer a raison de ne sacrifier ni le point de vue égoïste ni le point de vue altruiste et de s’attacher seulement aux conditions de leur accord. Je ne lui reprocherais que de prendre trop de précautions contre l’excès du désintéressement : ce n’est pas de ce côté que risque de pencher l’humanité, quelque progrès qu’elle réalise dans son évolution morale. J’accepterais donc ce traité de paix entre l’égoïsme et l’altruisme ; mais j’en voudrais élargir la base, au nom du principe même de l’évolution, comme des vrais principes de la morale : le bien général, pas plus que le bien personnel, ne saurait se réduire au point de vue étroit du bien-être ou du bonheur, c’est-à-dire, au fond, du plaisir. Si le moyen le plus ordinaire et le plus sûr de faire du bien aux autres est de chercher à les rendre heureux, nous pouvons cependant autre chose, pour eux comme pour nous-mêmes, que d’augmenter la somme des plaisirs et de diminuer la somme des peines. Sans doute il nous est plus difficile d’agir autour de nous sur les intelligences et sur les volontés que d’écarter certaines causes de souffrances et de développer certains élémens de bien-être ; nous le pouvons toutefois, et c’est là que nous trouvons la plus haute façon d’être utiles. Or cette utilité supérieure, qui a pour objet la diffusion des lumières, l’élévation de la moralité, la restitution de la liberté pour les individus ou pour les peuples, est proprement indépendante de la considération du bonheur. Les sociétés humaines sont-elles plus heureuses à mesure qu’elles deviennent plus éclairées ? On peut le nier par des argumens plus ou moins spécieux, et M. Spencer lui-même a soutenu quelque part ce paradoxe. On peut nier aussi qu’une moralité plus délicate et plus scrupuleuse apporte plus de chances de bonheur. On peut nier que bien des esclaves se sentent vraiment plus heureux en devenant des hommes libres et que bien des peuples, courbés sous une