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s’acquitte d’une dette : il ne pense même pas à une obligation qu’il s’imposerait à lui-même. Il fait le bien avec un simple sentiment de plaisir à le faire, et, en vérité, il souffrirait avec peine que quoi que ce fût l’empêchât de le faire. »

Il est aisé de voir combien l’obligation morale embarrasse M. Spencer, comme elle avait embarrassé avant lui tous les utilitaires, dont il n’a été que le continuateur en les dépassant. Le fait qu’il invoque pour écarter ce principe incommode, en ne lui attribuant qu’une valeur transitoire, n’est qu’un des cas les mieux connus de la loi générale de l’habitude. La vie serait impossible si chaque acte exigeait toujours les mêmes efforts de réflexion et de volonté qui ont été nécessaires la première fois qu’il a été accompli. Rien n’est perdu ni dans la vie de l’individu ni dans la vie de l’espèce. Nos première efforts, les efforts de ceux qui ont contribué à nous former ou qui ont concouru à notre existence gardent la plus grande part dans nos actes successifs ; nous y apportons des habitudes acquises, des dispositions naturelles ou héréditaires qui, dans bien des cas, opèrent en nous à notre insu et nous ôtent la conscience d’une pensée et d’une action personnelles. Les actes de l’ordre moral ne se produisent pas dans des conditions différentes. Nous obéissons inconsciemment et sans effort, dans l’ensemble de notre conduite, aux maximes courantes du milieu où nous vivons, à l’éducation particulière que nous avons reçue, aux inclinations que nous avons apportées en naissant, aux habitudes de toute sorte qui ont plus ou moins modifié ces inclinations dans le cours de notre existence. Si l’honnête homme, comme dit M. Spencer, fait ainsi le bien sans songer qu’il remplit un devoir, le malhonnête homme ou simplement l’homme ignorant, mal doué ou mal élevé, fait le mal en vertu de la même loi sans songer qu’il manque à un devoir. C’est la « solidarité morale, » si bien étudiée par M. Marion. Cette loi de solidarité, qui fait qu’une série indéfinie, dans l’espace et dans le temps, d’actions ou d’événemens de toute nature concourt à la production de chaque acte particulier et en partage, dans une certaine mesure, la responsabilité, est la base même de la loi d’évolution. Elle est la condition de ce progrès moral, dont le dernier terme, suivant M. Spencer, serait l’anéantissement du devoir pour faire place à la vertu pure, produisant d’elle-même, par une sorte de floraison ou de fructification naturelle, les actions les plus nobles et les plus utiles[1].

  1. Cet idéal de M. Spencer est aussi celui de M. Marion : « L’effort est si peu l’essence de la bonté que l’être vraiment et entièrement bon n’en aurait que faire et que Dieu, par définition, en est exempt ; si donc notre idéal doit être, suivant la belle formule antique, de nous rendre semblables à la Divinité, il faut avouer que l’effort, la peine et le mérite ne sont pas en eux-mêmes la fin de notre activité, mais seulement un moyen, le principal et le plus sûr, de nous élever vers la perfection. » (La Solidarité morale, page 13.)