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ont perdu la morale en lui donnant un aspect repoussant et odieux. Ils ont pu être glorifiés comme un haut degré de vertu, tant qu’ils ont eu l’appui des croyances religieuses ; privés de cet appui, ils sont devenus intolérables, et ils menacent d’entraîner la morale tout entière dans leur juste discrédit. Pour sauver la morale, il faudrait y accomplir une révolution analogue à celle qui s’est faite dans la famille, ou l’autorité paternelle dépouille de plus en plus son ancienne sévérité. les pères d’autrefois et les pères d’aujourd’hui sont « le symbole de l’autorité de la morale comme on l’a faite et de la morale comme elle devrait être. »

Dans la morale comme dans les relations de la famille, il faut assurément bannir toute prescription purement arbitraire. Il faut savoir, dans le maniement particulier des individus, proportionner l’indulgence ou la sévérité à l’état des âmes. Il ne faut pas moins craindre de froisser et d’effaroucher, par une sévérité outrée, une âme délicate et faible que d’encourager au mal, par un excès de complaisance, une âme sans défense contre les entraînemens coupables. La conduite particulière et personnelle, dans l’infinie variété des cas où elle doit prendre un parti, comporte toute sorte de tempéramens et de ménagemens ; mais quand il s’agit de tracer des règles générales, soit pour les devoirs de la famille, soit pour les autres devoirs, rien n’est plus dangereux que de pencher du côté de l’indulgence, car c’est pencher du côté où la nature, dans la plupart des cas, se porte d’elle-même. C’est ainsi qu’on voit s’introduire, entre les parens et les enfans, une sorte de camaraderie qui est la négation des lois mêmes de la famille. C’est par l’effet d’un semblable relâchement que s’est formée la morale complaisante des casuistes. Écrivant pour les confesseurs, pour les directeurs de conscience, ils avaient raison peut-être de les prémunir contre une sévérité excessive ; mais, en voulant soumettre à des règles, pour chaque cas considéré d’une manière générale et abstraite, les limites de l’indulgence, ils ont été conduits à des compromis, à des excès de condescendance qui sont la négation de la morale.

La casuistique de M. Spencer n’a pas évité cet écueil ; partout se montre, dans ses préceptes, la crainte de trop demander à la nature humaine. Non-seulement, dans ses principes généraux, c’est une morale sans élévation véritable, quoiqu’elle prétende viser à la vie la plus élevée, mais dans l’appréciation des cas particuliers, c’est une morale toujours prompte a blâmer les efforts d’une vertu trop haute et à justifier certaines défaillances.

Je n’en veux citer qu’un exemple, tout à fait typique. M. Spencer suppose le cas d’un fermier menacé d’expulsion par un propriétaire conservateur s’il vole pour un candidat libéral. La ruine est