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VII

La morale évolutionniste, comme la morale utilitaire, a échoué surtout parce qu’elle a voulu écarter tout principe métaphysique. Nous avons montré que cette prétention recevait déjà un démenti par l’idée même de l’évolution ; car cette idée, en s’imposant à tous les êtres comme la loi universelle de la nature et en se donnant pour dernier terme un idéal de perfection, dépasse évidemment les limites de la réalité observable ; mais, une fois le principe posé, M. Spencer et son école font effort pour se passer de toute autre considération du même ordre. De là la prédominance du sentiment du plaisir dans l’évolution de la conduite et dans l’idéal même du bien ; de là aussi l’amoindrissement et, en définitive, la négation du devoir. On peut affirmer, en retournant un mot célèbre, que, si la métaphysique était bannie du reste des sciences, elle devrait garder sa place au cœur de la morale. Toutes les autres sciences ont leurs principes propres, qui trouvent dans les faits une constante confirmation ; si l’esprit se laisse entraîner à chercher dans des considérations métaphysiques la raison de ces principes, ce n’est pas qu’il sente le besoin de les rendre plus clairs ou plus certains, c’est seulement pour satisfaire un intérêt de haute curiosité spéculative. La morale a aussi ses principes propres : le bien et le devoir ; mais, à la différence des principes mathématiques ou physiques, ils ne sont jamais assurés d’une confirmation expérimentale. Je concevrais le bien alors même que tout serait mal, suivant la thèse pessimiste, et cette thèse même n’est possible qu’en opposant à la réalité la conception du bien. Si j’ai conscience en moi-même ou si j’ai au dehors la vue de quelque bien, je conçois aussitôt un bien moins imparfait et je m’élève ainsi à l’idée d’un bien sans mélange, d’un bien parfait, qui n’est pour moi qu’un idéal, en dehors et au-dessus de toute réalité. De même pour le devoir, car il est par essence l’expression, non de ce qui est, mais de ce qui doit être, et il subsisterait tout entier, alors même qu’il n’aurait jamais été, qu’il ne serait jamais réalisé. Ces idées du bien et du devoir, par lesquelles nous jugeons les faits et qui ne peuvent s’expliquer par les faits eux-mêmes, ne peuvent être que des idées métaphysiques. De plus, par cela même qu’elles ne reçoivent pas la confirmation de l’expérience, elles ne peuvent demander qu’à d’autres idées métaphysiques les développemens qui leur sont nécessaires, non-seulement dans un intérêt spéculatif, mais dans un intérêt pratique, pour se défendre contre toutes les objections et pour écarter, autant que possible, toutes les causes d’obscurité. Elles ont d’autant plus besoin