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saurait nier qu’elles ne réunissent toutes les grandes religions et toutes les grandes philosophies et qu’elles ne président, dans une mesure plus ou moins large, à l’éducation générale, partout où ces religions et ces philosophies ont étendu leur influence. Elles sont le couronnement de toutes les doctrines morales qui ne méconnaissent pas les caractères propres du bien et du devoir ; elles se retrouvent dans la plupart des livres de morale, depuis les traités systématiques jusqu’aux plus modestes manuels de sagesse pratique. Pour les bannir de la morale, il faudrait bouleverser de fond en comble l’éducation des enfans dans la société actuelle ; il faudrait expurger ou exclure, non-seulement presque tous les livres destinés spécialement à l’enseignement moral, mais une foule d’ouvrages de poésie, de littérature romanesque, d’histoire et même de science, où se retrouvent ces croyances suspectes et où elles tiennent souvent la première place[1].

« Il n’y a qu’une morale, comme il n’y a qu’une géométrie, » dit-on souvent d’après Voltaire, et l’on en conclut qu’il faut séparer la morale, non-seulement de tous les dogmes religieux, mais de toutes les idées qui sont l’objet d’une contestation quelconque. On oublie que Voltaire ajoutait : « La morale vient de Dieu, comme la lumière. » Il ne bannissait donc pas de sa morale le Dieu de la raison, mais, suivant son langage, le Dieu de la superstition. Est-il vrai, d’ailleurs, comme il l’affirme, et comme on le répète sans cesse, que « la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison ? » Hélas ! les controverses en morale ne sont pas plus rares qu’en métaphysique. Rien de plus contesté que les bases mêmes de la morale ; rien aussi de plus contesté que certaines questions de morale pratique. Ne parlons pas des casuistes de profession, et cependant il y a toujours eu parmi eux et il y a encore des hommes éclairés, sérieux, animés d’intentions droites. Écartons aussi les philosophes : ils obéissent peut-être à l’esprit de système et à la logique de leurs principes. Mais, dans le monde, parmi des hommes appartenant à une même civilisation, ayant reçu une éducation semblable, quel désaccord souvent sur les plus graves sujets de morale privée ou de morale publique ! Et ce désaccord ne se produit pas seulement dans des cas où la conscience du devoir peut être obscurcie par l’intérêt ou la passion, mais dans des jugemens absolument désintéressés sur les actions d’autrui. Le respect que l’on professe ou que l’on affecte de professer pour certaines

  1. J’ai sous les yeux un catalogue de livres d’instruction et d’éducation populaires, dressé par une société dont l’esprit est certainement dégagé de tout préjugé mystique : le Cercle parisien de la Ligue de l’enseignement. J’y trouve le Traité de l’existence de Dieu, de Fénelon, du Vrai, du Beau et du Bien, de Victor Cousin, la Religion naturelle et le Devoir, de M. Jules Simon, les traités de morale de M. Janet, de M. Franck, etc.