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Vers exquis à la fois et savans que Phèdre, oubliant Œnone et ses discours, exhale comme un soupir d’ineffable lassitude. Et celui-ci de Bérénice, d’une puissance de projection si étonnante et qui vous ouvre, en son laconisme, le double infini du cœur humain et de l’espace :


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !


Terminons par ces vers d’Oreste dans Andromaque, merveille d’un art précieux sans doute, alambiqué, mais qu’un esprit sensible aux divins charmes de la ligne et du contour goûtera toujours avec délices :


… Ah ! madame ! est-il vrai qu’une fois,
Oreste, en vous cherchant, obéisse à vos lois ?


C’est rococo, oui, certes, mais que cette langue est de bonne compagnie et bien dans l’air du personnage tel qu’on le comprenait en un temps qui aimait à se représenter sous des masques grecs et romains le côté idéal de la vie et de la cour de Louis XIV !

Au sujet d’Alfred de Vigny et des revendications à exercer en sa faveur, peut-être même serait-il facile de pousser plus loin ; un curieux trouverait, par exemple, des rapports très caractéristiques entre son poème de la Frégate, et l’orientale intitulée Grenade. C’est le même procédé d’énumération ; les deux poètes passent en revue, celui-là les différens ports de France, celui-ci les principales villes d’Espagne, pour arriver, chacun de son côté, à couronner sa période par un trait résultant d’une combinaison identique. Je citerais de la sorte une foule de petits mérites dont jamais assez on n’a su gré à l’auteur des Poèmes antiques et modernes. Le premier en date, et par cela plus rapproché de nos classiques, n’a-t-il pas aussi renouvelé, romantisé l’invocation qui devint plus tard, sous Musset, un si fier cheval de bataille ? Rolla seul en contient vingt-trois, pas une de moins, nous les avons comptées.

On peut reprocher à la prose d’Alfred de Vigny certaine afféterie dont la nature même du noble écrivain n’était pas exempte et qu’il tenait aussi de son époque. M. Jourdain ne connaissait que deux manières de s’exprimer ; il y en avait alors trois : la prose, le vers et la prose poétique ; la prose qui servait à faire des articles de journaux et des brochures politiques, le vers qu’on employait à la confection des élégies, et la prose poétique à l’usage des romanciers ou des voyageurs en Palestine. C’est ce beau langage trop imagé, trop soutenu du côté de la distinction et de la perfection,