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ceci, qui est horrible : c’est l’indépendance de la fortune qui fait l’indépendance de la pensée ; tu n’es libre qu’à la condition d’avoir de quoi vivre. C’est absurde, mais c’est ainsi. Conserve ton saint-frusquin et tu seras maître de ta destinée. Travaille pendant dix ans, règle ta vie, donne-toi une tâche, sois sévère à toi-même, fais entrer dans ta cervelle tout ce qu’elle pourra contenir, et dans dix ans, si tu crois que tu as quelque chose à dire, dis-le. » Alors, avec une éloquence dont le souvenir m’émeut encore, il me traça un plan d’existence d’où le plaisir n’était pas exclu, mais où le travail divisé et varié tenait la meilleure place. Il me parlait de paléographie, d’archéologie, d’histoire, de métaphysique, d’histoire naturelle. « Hélas ! lui disais-je, je ne suis même pas bachelier ! — Tu ne le serais jamais, répondait-il, que je n’y verrais pas grand mal, c’est une simple formalité ; lorsque tu en seras débarrassé, tu te mettras sérieusement à la besogne. En attendant, lis les maîtres de la langue française ; ça ne t’apprendra pas à écrire, mais ça t’apprendra que tu ne sais pas écrire. » D’un geste de la main, je lui montrai les livres épars sur ma table. Il me comprit : « Ne dis pas de sottises ; je sais ce que tu lis : voilà de fameux professeurs ! Ils t’enseigneront comment on délaie sa pensée dans des mots inutiles et comment on fait danser des substantifs au milieu d’une farandole d’épithètes ; lis Candide et Zadig, lis La Bruyère, lis le dialogue d’Eucrate et de Sylla de Montesquieu, et si tu comprends le latin, lis Tacite. Tu sais, mon garçon, quand on confond les diamans avec les cailloux du Rhin, on est un mauvais lapidaire. »

Je le vois encore marchant dans mon cabinet : il avait pris un couteau d’ivoire qu’il brandissait comme une arme ; il était ému ; était-ce bien à moi qu’il s’adressait ? ses paroles ressemblaient à l’explosion d’un remords, et peut-être m’indiqua-t-il la route où il regrettait de n’avoir pas marché. Il me laissa abasourdi et plein de tristesse. Je descendis chez Louis de Cormenin, je lui répétai ce que je venais d’entendre ; nous restions face à face, désespérés, osant à peine lever les yeux l’un sur l’autre et nous disant : « Hélas ! nous ne sommes donc que des imbéciles ! » Le coup fut dur, mais opportun ; il était bon, fût-ce au prix d’une souffrance réelle, de nous rappeler à la raison d’où la lettre de Victor Hugo nous avait fait un peu sortir. Il était utile de nous faire montrer au début même de la vie, l’existence de l’écrivain telle qu’elle doit être, sérieuse, austère et constante au labeur. J’ai peu revu Ausone de Chancel, qui, quelques jours après cette conversation, se rendit à Alger. Mais j’ai conservé pour lui une reconnaissance profonde, car le premier il m’a désigné le but ; si je n’y ai pas touché, ce n’est pas sa faute.

Peu de temps après avoir vu mes illusions si brutalement bouleversées, les hasards de ma vie me mirent en rapport avec un homme