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presque sans s’en apercevoir ; mais l’horizon politique peut s’assombrir ; ces compagnies, multipliées avec une si grande rapidité et dont le capital initial a été souscrit au moyen de viremens de compte, peuvent avoir besoin d’argent et faire des appels de fonds. Si bon nombre de souscripteurs, pour pouvoir effectuer les versemens, ont la pensée de se défaire d’une partie de leurs titres, la prime qui a fait leur sécurité peut disparaître avec la rapidité qu’elle avait mise à grandir. Toutes ces actions, souscrites à crédit, se transformeront en lettres de change pour le malheureux souscripteur. Comment fera-t-il face à ses engagemens exigibles, comment remboursera-t-il ses emprunts lorsqu’il n’aura entre les mains que des titres dépréciés ? Où les sociétés financières trouveront-elles le crédit et les ressources nécessaires pour soutenir et faire vivre leurs éphémères créations ?

C’est merveille que le marché français ait porté aussi aisément jusqu’ici l’énorme fardeau dont il est chargé. La multiplication des sociétés de crédit et l’étroite solidarité d’intérêts qui leur impose une action commune malgré les rivalités de personnes, ont doublé les forces de la spéculation. Cependant, il n’est pas nécessaire d’être un observateur bien pénétrant pour discerner dans l’attitude du marché les symptômes de l’épuisement. Le premier signe de lassitude est apparu lors de l’émission de l’emprunt en rente amortissable. Cet emprunt a été souscrit entre quatorze et quinze fois, et avec les facilités dont on dispose aujourd’hui pour faire souscrire des emprunts un nombre de fois indéfini, on doit savoir gré au ministre des finances de la retenue dont il a fait preuve en cette occasion. Sur les milliards offerts au gouvernement, Paris à lui seul en a fourni 10 ! 1 milliard 1/2 a été souscrit en Angleterre ; il reste donc 2 milliards 1/2 pour la province, en comprenant sous ce terme des villes comme Lyon, où les banquiers de Genève ont tous des comptoirs, et Marseille avec les puissantes maisons étrangères qui en font le théâtre de leurs spéculations. Si l’on élimine ces élémens étrangers qui, en souscrivant, n’ont eu en vue que le bénéfice à réaliser par la prime et non un placement de quelque durée, et si l’on tient compte de l’exagération que les particuliers ont dû apporter dans leurs demandes, en prévision de la réduction que l’on prédisait, on arrivera à considérer la souscription de la province comme assez modeste, surtout par comparaison avec ce qui s’était passé à l’occasion des emprunts précédens. C’est, cependant, en province qu’on doit chercher les souscripteurs sérieux, ceux qui ont demandé des rentes avec l’intention de les mettre en portefeuille. A Paris, la souscription a été l’œuvre de la spéculation seule. On n’a point vu, comme précédemment, la foule, l’argent à la main,