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les audaces de sa personne et de son talent. Pour ce qui touche à ce répertoire de Berlin et de Vienne, vingt opéras toujours en activité de service, quelle perte de temps d’épargnée ! On pourrait alors une bonne fois dire adieu à ces éternelles reprises, dont le moindre inconvénient est de remettre à tout propos les chefs-d’œuvre en discussion, comme cela s’est vu l’an dernier pour le Comte Ory et vient de se voir pour Robert le Diable ; la belle avance d’apprendre ainsi chaque matin que ce que nous avons admiré toute notre vie n’est que platitude et rebut ! On casse d’un tour de main les jugemens les plus sérieusement confirmés par trois ou quatre générations ; on prononce, au nom d’un pamoagnérisme imbécile, la déchéance de Rossini, d’Auber, de Meyerbeer, et les mêmes gens qui, naguère, eussent envoyé à la Renaissance la Muette de Portici vont aujourd’hui nous parler de Robert le Diable comme d’une opérette à grand spectacle. On arrive au théâtre les oreilles saturées des combinaisons symphoniques modernes, et c’est d’après ce type et ce canon qu’on se donne le facile plaisir de déprécier telle partition écrite il y a plus d’un demi-siècle, quand il faudrait pour être juste l’envisager rétrospectivement dans le milieu qui la vit naître. Il est certain qu’au point de vue de l’heure actuelle, le style et la dramaturgie de Robert le Diable prêtent à la critique, mais à cette date de 1831 où Meyerbeer donna son œuvre, les théories de M. Richard Wagner n’avaient point déjà conquis le monde ; ni Lohengrin ni le Rheingold n’avaient paru, et cet orchestre auquel nous reprochons de ne point faire assez cause commune avec l’action marquait pourtant alors un progrès réel dans le sens dramatique.

Quand soixante ans ont passé sur une œuvre, qu’elle est classée et consacrée, c’est entreprendre une singulière besogne que de la condamner au seul nom des idées régnantes dans le moment où l’on écrit ; somme toute, si Meyerbeer n’avait pas, en 1831, composé cette partition que nous, public de 1881, nous estimons à bon droit insuffisante, vraisemblablement il n’eût point, quatre ans plus tard, produit les Huguenots, et si les Huguenote n’existaient pas, qui pourrait dire que Lohengrin aurait jamais vu le jour ? Dans le monde de la pensée, où tout est solidaire, un progrès en commande un autre, et logiquement vous arrivez à cette conclusion que ce qu’un homme de génie aura fait de bon pour son époque servira tôt ou tard à le battre en brèche lui-même. Avouons-le cependant, des trois chefs-d’œuvre qui jadis ont inauguré l’ère nouvelle, Robert le Diable est peut-être celui qui a le plus vieilli ; ce qui tient au caractère expérimental de cette musique, tantôt italienne, tantôt allemande, tantôt française et n’ayant qu’un dessein, plaire à tous les goûts. Tandis que, dans Guillaume Tell et dans la Muette, le naturel coule à pleins bords ; ici, l’art et l’artifice prédominent. La Muette et Guillaume Tell nous montrent des êtres et des sentimens