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occasion de se taire. Ainsi livré à lui-même, le rôle d’Hermosa a naturellement passé au second plan et, comme sur le premier il n’y avait déjà plus ni Mlle Daram, ni M. Lassalle, inutile d’insister sur le nouvel éclat que le récent chef-d’œuvre de M. Gounod va tirer de la circonstance. En revanche, un sérieux début plein de promesses est venu prêter quelque attrait à la reprise d’Hamlet. Avec Mlle Daram semblait s’être enfuie la dernière des Ophélie et M. Thomas ne pouvait se consoler de son départ, lorsque voilà que, juste à point, de ce Conservatoire même qu’il dirige, sort une jeune pensionnaire formée à souhait et que le public adopte aussitôt. Née au pays de l’Albani et nièce ou parente, dit-on, du romancier Bret-Harte, Mlle Griswold a dans sa personne et dans sa voix je ne sais quelle grâce effarée, quel charme exotique qui la préparaient à plaire dans Ophélie. Cette figure de princesse d’un conte de fées lui sied à ravir. Au quatrième acte, ses vocalises transcendantes s’enlèvent en vigueur sur toute cette ridicule pantomime de Chloris norvégiennes et d’Hylas hyperboréens en vestes de taffetas et retombent en cascades de diamans parmi les brins de folle avoine et les débris de fleurs jonchant le sol. « J’ai quitté le palais aux premiers feux du jour. » Ces quelques mesures de récitatif sont dites par Mlle Griswold d’un air à faire envie à Christine Nilsson, dont la savante stratégie serait vaincue par cette bravoure de tempérament inconsciente du péril et triomphant presque sans y penser. C’est précisément ce que le public a saisi d’emblée chez Mlle Griswold. Sortie l’an passé du Conservatoire avec le premier prix de chant, elle a secoué la poussière de l’école et va librement devant elle, trop librement peut-être, car il lui arrive souvent de pousser plus loin que ses forces, excès de flamme et de vaillance que le temps et l’étude sauront modérer. Bien des qualités sont à conquérir : la voix toute en hauteur, timbrée et flexible à l’aigu, manque de médium, ou du moins ce qu’elle en possède a besoin d’être élargi, égalisé pour atteindre sûrement à l’effet dramatique ; toujours est-il que dans cette course à la renommée qui s’appelle un début, celui qui, parmi tant de noms engagés, parierait pour Mlle Griswold aurait grande chance de gagner. — Avez-vous remarqué comme cette mort d’Ophélie ressemble à la mort de Sélika dans l’Africaine ? C’est le même genre d’apothéose avec accompagnement de voix surnaturelles et symphonie de harpes derrière la scène. Chez Meyerbeer, la conception touche au sublime et vous pâmez d’ivresse sous l’abondance de ces mélodies qui s’épanouissent et s’entre-croisent plus nombreuses, plus chargées de couleurs violentes et de vertiges : que les grappes empourprées du mancenillier. Chez M. Ambroise Thomas l’épisode a moins d’envergure, mais quelle grâce exquise dans l’ajustement :

Pâle et blonde,
Dors sous l’eau profonde,