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s’approchent de Merv, beaucoup d’Anglais font bon marché de la possession de l’Inde. Ils comptent sur leurs doigts les profits quelle leur procure, les charges qu’elle leur impose, et ils trouvent qu’en définitive les charges remportent sur les profils. C’est pour répondre à ces Anglais découragés ou moroses que sir Richard Temple a écrit son livre ; il y énumère avec complaisance toutes les raisons qu’a le Royaume-Uni de tenir à sa colonie. Ses adversaires le taxeront d’optimisme ; il leur fait pourtant plus d’une concession. Il aime les Indous, il aime encore plus la vérité.

Les Anglais s’étaient fait de grandes illusions sur l’Inde, ils en sont revenus, et les déceptions engendrent les dégoûts. Ils la considéraient naguère comme un Eldorado, comme une mine d’or d’une incalculable et inépuisable richesse. Ils se disaient que la mer qui la baigne produit des perles, que les montagnes qui la bornent recèlent des diamans ; ils avaient lu les Mille et une Nuits, il se souvenaient de ce sultan de Serendib devant qui marchaient mille éléphans, dont le palais était couvert de cent mille rubis et qui possédait dans son trésor vingt mille couronnes plus éblouissantes les unes que les autres. Un beau jour, on a découvert que l’Inde est un pays pauvre, et sir Richard Temple n’en disconvient pas. Il déclare que, relativement à l’étendue de son territoire et au chiffre de sa population, l’Inde est un pays très pauvre, a very poor country. On avait pu s’y tromper, parce que c’est la contrée du monde où la richesse est le plus inégalement distribuée. Les uns jouissent d’une opulence qui s’étale et se pavane ; les autres n’ont rien ou presque rien, et leur indigence fait peur. Dans les chasses qui furent ordonnées en l’honneur du prince de Galles, la richesse de l’Inde était représentée par de splendides souverains feudataires, constellés de pierreries, sa misère par des essaims de pauvres diables à demi nus qu’ils employaient à traquer les bêtes fauves.

On peut croire qu’à la longue, sous le régime anglais, ces contrastes si choquans finiront par s’atténuer. Sir Richard Temple nous assure que, dans l’Inde britannique, on voit aujourd’hui plus rarement des équipages somptueux, des éléphans richement caparaçonnés et de fringans coursiers, et qu’on y voit plus souvent des paysans se rendant au marché dans une charrette attelée d’une paire de bœufs. Il nous assure aussi que, dans les chaumières, les ustensiles de métal remplacent par degrés les vieux pots ébréchés, que la tuile se substitue au chaume des toitures, que le vêtement est moins grossier, le bétail mieux tenu et mieux nourri. Il avoue cependant que le progrès est lent, que la terre rapporte peu, que le capital est rare ou se cache, que l’épargne est nulle, et que, si la taxe de 1 pour 100 sur le revenu était perçue dans l’Inde comme elle l’est en Angleterre, elle produirait à peine 1 million de livres sterling, alors qu’elle produit six ou sept fois autant dans le Royaume-Uni, dont la population n’équivaut pas au cinquième de celle