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autres êtres et elle-même met toute sa puissance au service de toute sa tendresse.

Si les mouvemens empruntent la plus grande partie de leur beauté aux sentimens, en quoi consistera la beauté des sentimens eux-mêmes ? — Elle sera faite, elle aussi, de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révélera une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau, et nous sommes amenés à nous demander si, dans la sphère des sentimens, il y a une réelle différence entre ces deux termes. M. Spencer, lui, les sépare avec le même soin que Kant : c’est que l’identité du beau et du bien serait la ruine de sa théorie. Il est clair, en effet, que le bien ne peut être un « jeu » et est au contraire la chose sérieuse par excellence ; si donc le beau est dans le jeu, il devra se séparer du bien : de là les efforts de M. Spencer pour distinguer les deux idées. — Dans le bon, dit-il, c’est la fin à réaliser que nous considérons, dans le beau, c’est l’activité même qui la réalise. — Il nous semble au contraire que l’activité, la volonté, par exemple celle qui accomplit un acte de patriotisme, n’est pas seulement belle, mais bonne dans la mesure même où elle est belle ; la fin, d’autre part, c’est-à-dire la patrie sauvée, n’est pas seulement bonne, mais belle dans la mesure même où elle est bonne. L’identité du bon et du beau n’est pas moins évidente pour la sympathie, la pitié, l’indignation et une foule d’autres sentimens. — Mais, nous objectera M. Spencer, il est aussi des sentimens auxquels l’art a toujours fait appel, — la colère, la haine, la vengeance, etc., et qui sont cependant immoraux ; donc, en admettant que tout ce qui est bon soit beau, tout ce qui est beau n’est pas bon. — Je réponds que, si vous prenez les termes de la comparaison sous les mêmes rapports et au même degré, les sentimens vous paraîtront bons par le côté et dans la mesure où ils vous paraîtront esthétiques. L’amour de la vengeance se confond chez les natures sauvages avec l’amour de la justice, la colère n’est qu’une forme inférieure de l’indignation, la jalousie enveloppe un sentiment d’égalité ; la haine, qui a la même origine que l’esprit de vengeance, renferme aussi un grand nombre d’élémens où se retrouve comme une moralité déviée ; elle est d’ailleurs pour l’individu une condition d’existence au milieu des races barbares : aussi est-ce surtout dans ce milieu qu’elle plaît. En général, les sentimens énergiques, la volonté tenace, violente même, ont toujours quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid[1].

  1. Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentimens les plus moraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquens. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentimens moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentimens ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à leur point de vue : une émotion, après tout, ne vaut qu’en tant qu’on la sent. L’art est donc tout autre chose que la morale : il s’y produit ce qui se produirait dans la musique si la musique s’adressait à des gens d’oreille un peu dure ; elle serait réduite à s’abstenir de toutes les nuances délicates, de toutes les mélodies fines et douces qui exigent pour être perçues une trop grande tension de l’oreille et de l’esprit ; au contraire, les effets bruyans et facilement saisissables fourniraient à ces tympans rebelles une agréable excitation. En morale, nous en sommes encore presque tous là ; hélas ! sous ce rapport, nous avons tous l’oreille un peu dure.