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Son esprit a pris l’empreinte d’une nature aussi sauvage ; c’est là qu’il s’est habitué à ce rôle de sectaire et de solitaire qui offre un si parfait contraste avec les missions populaires de Jésus. Les pères franciscains possèdent une fort belle église à Saint-Jean dans la montagne, une église simple, élégante, décorée de bonnes copies des maîtres espagnols ; et recouverte de faïences du meilleur goût. On est surpris de L’ornementation discrète de ce sanctuaire lorsqu’on vient de contempler les affreux décors de ceux de Jérusalem. C’est que les franciscains sont seuls maîtres ici et que, n’ayant à lutter ni avec les Grecs ni avec les Arméniens, ils peuvent se dispenser de se soumettre aux modes orientales. Au reste, ce n’était pas pour voir la grotte où est né saint Jean et l’église des franciscains que j’étais allé à Saint-Jean dans la montagne ; c’était pour visiter un asile de jeunes filles construit par le père Ratisbonne à quelque distance de cette église. Cet asile est un des meilleurs établissemens de Palestine. Une cinquantaine de jeunes filles de tout âge, de toutes conditions et de toutes religions y reçoivent une instruction saine et solide, y apprennent le français, l’arabe et un métier quelconque. Elles y entrent de fort bonne heure, et c’est néanmoins quelquefois bien tard. Des fillettes de six ans qui se présentent pour passer quelques mois dans l’asile du père Ratisbonne sont déjà fiancées ! On comprend quels résultats déplorables amènent des unions si hâtives ; le moindre de tous est la dégénérescence d’une race qui se reproduit à un âge où le corps est à peine formé. Les pères et les sœurs de Sion s’appliquent de leur mieux à retarder ces mariages. Heureusement leur influence est grande et leur voix est souvent écoutée. L’asile du père Ratisbonne est une véritable oasis au milieu d’un désert. Il est entouré de cultures qui servent de modèle aux paysans des environs et qui sont dirigées avec tant de soin que leurs produits suffisent à l’entretien du couvent. L’eau n’y manque pas, grâce aux grands bassins, où on la recueille avec soin ; on la distribue ensuite aux jardins et aux plantations d’oliviers, qui sont disposés par étages et par gradins pour faciliter l’arrosage. Les pères de Sion sont d’excellens agriculteurs : leur propriété constitue une sorte de ferme-école pour la population de Saint-Jean. Quant aux sœurs, j’ai pu constater que l’éducation qu’elles donnent aux jeunes filles était excellente et surtout très pratique ; elles leur apprennent, outre notre langue, l’ordre, la propreté, l’art de diriger un ménage, choses parfaitement inconnues en Palestine. C’est un plaisir de voir dans une contrée où règne une saleté si sordide un charmant troupeau de jeunes personnes décemment vêtues, la figure souriante, chantant en chœur des cantiques français et s’habituant à regarder la France comme l’espoir et le modèle de leur pays.