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et les chants délicieux ajoutent encore au charme du paysage. Malheureusement les moucherons sont plus nombreux encore que les oiseaux ; on en est littéralement dévoré, surtout si, comme c’est l’habitude, on déjeune au bord du Jourdain. La fumée des cigarettes les éloigne quelque peu ; mais ils reviennent sans cesse, et c’est presque un supplice de les chasser perpétuellement de la main.

J’ai passé néanmoins des heures inoubliables auprès du Jourdain, sous un berceau de feuillage qui procurait un peu d’ombre et de fraîcheur. La campagne d’alentour semblait grillée par le soleil ; l’on entendait au loin une sorte de bruissement vague que produit l’air surchauffé. Mais là où j’étais, la température, plus douce, était parfaitement supportable. Je m’étais assis sur un tronc d’arbre, les jambes pendantes sur le fleuve, à un endroit où il faisait une sorte de large coude qui me permettait de l’embrasser d’un long regard. Des branches vertes venaient se baigner dans ses eaux troubles ; un rocher rouge, d’une forme élégante, fermait l’horizon sur la rive située en face de moi. La solitude était complète ; le silence n’était troublé que par le murmure léger du flot et par des oiseaux, je ne sais lesquels, qui faisaient entendre un chant monotone composé de notes traînantes et plaintives qu’interrompaient de temps à autre des espèces de soupirs. C’était la première fois depuis longtemps que j’entendais de beaux chants d’oiseaux, car en Égypte, j’ignore pour quel motif, les oiseaux chantent peu et d’une manière vulgaire. Mon drogman, mon moukre et mon Bédouin s’étaient endormis, de sorte qu’aucune distraction ne troublait ma rêverie. Je n’avais guère pu me recueillir depuis le commencement de mon voyage, les objets si divers qui s’étaient présentés à moi ayant continuellement excité ma pensée et mon imagination. Mais je me trouvais enfin dans un site tranquille, presque européen sous bien des rapports, quoique sous d’autres il fût impossible d’en rencontrer un qui transportât à une aussi grande distance de l’Europe et qui éveillât dans l’âme de plus grands souvenirs humains et divins. La vue de ce fleuve noirâtre sur lequel ont flotté tant de choses saintes m’inspirait des réflexions assez tristes. Les flots bourbeux que j’avais sous les yeux avaient servi au baptême du Christ et c’est dans cette onde impure que le christianisme naissant avait été trempé. Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il lui était resté quelque chose de cette origine. Hélas ! ne se mêle-t-il pas un peu de boue aux plus belles croyances, aux plus nobles créations ? Il n’y a pas d’idée qui n’ait son revers, pas d’institution qui n’ait ses faiblesses ! Je venais de voir à Jérusalem des effets admirables de la foi chrétienne ; mais, à côté, que de petitesses ! quel paganisme !