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quelques amis touchés comme moi de ce merveilleux spectacle, à l’heure de la chute lente et superbe du soleil derrière l’horizon enflammé du désert libyque. D’un côté, la chaîne du Mokatam, illuminée des lueurs du couchant, semblait être un massif de laves en fusion ; de l’autre, les dernières franges du ciel s’éclairaient de ces teintes rouges, vertes, violettes, dorées, multicolores que le soleil d’Orient laisse derrière lui en disparaissant. L’immense plaine d’Égypte était noyée dans une poussière lumineuse d’une douceur infinie. A nos pieds, le Nil réfléchissait avec une justesse exquise toutes les couleurs du ciel. Le silence n’était pas moins complet que sur les bords du Jourdain ; il l’était davantage encore, car on n’entendait pas un seul cri d’oiseau ; il n’y avait que le bruissement de l’eau qui arrivât à mes oreilles ; nous n’avions garde de troubler, même par une exclamation d’enthousiasme, la mystérieuse émotion dont nous étions saisis ; nos cœurs seuls parlaient, et ils n’avaient besoin d’aucun mot pour se répondre, tant l’admiration se communique vite, tant elle crée de secrètes intimités entre les âmes susceptibles de la ressentir au même degré et dans les mêmes circonstances !

Mais j’étais bien loin du Nil, et mes rêveries seules pouvaient m’y transporter ; or les plus délicieuses rêveries ont une fin. La journée s’avançait ; il fallait partir. Du Jourdain à Jéricho, la distance est peu considérable ; en deux heures environ, on l’a franchie. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute la Palestine un site plus riche que celui de Jéricho ; on comprend sans peine que la manne ait cessé de tomber pour les Hébreux au moment où ils arrivèrent dans cette admirable oasis ; ils n’en avaient plus besoin ; ils étaient dans un des pays les plus fertiles du monde. Trois sources et une rivière assez importante coulent dans la vallée, où elles répandent une fraîcheur qui tempère ce climat brûlant des environs de la Mer-Morte. J’étais descendu à Jéricho dans un hôpital russe d’une propreté parfaite et dont les chambres sont installées avec tout le confortable qu’on peut souhaiter. Autour des jardins s’étendait un jardin comme on n’en voit point en Europe, un jardin rempli de citronniers en fleurs, d’oliviers gigantesques, de cerisiers et de vignes énormes, d’arbustes et de plantes de toute sorte. Le jardin a été créé tout récemment ; mais des arbres qui comptent à peine deux ou trois années d’existence ont à Jéricho la taille et les développemens qu’ils n’atteindraient que dans vingt ans en Europe. Les champs d’orge et de blé sont tellement drus, tellement -forts que, lorsqu’on y passe à cheval, les épis vous arrivent jusqu’à la ceinture. Par malheur, les ronces poussent aussi puissamment que les moissons dans cette plaine de Jéricho, non moins fertile pour le mal que pour le bien, patrie de Rahab, de Zachée et de tant d’autres héros et héroïnes