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d’eux ressemblent beaucoup plus, avec leurs longues robes ouvertes sur la poitrine, leur figure délicate, leur physionomie douce et étonnée, à des femmes qu’à des hommes. Je parle de vraies femmes, non des ignobles mégères qui exécutent le second acte de la danse bédouine. Rien n’égale la laideur repoussante de ce troupeau féminin, qu’une vie de privations et de labeurs a transformé en bêtes humaines. Toutes ces danseuses se ressemblent : jeunes ou vieilles, elles sont complètement ridées, fanées, flétries. L’une d’elles, d’un aspect ignoble, prend le cimeterre, le brandit sur la tête, le tourne et le retourne avec fureur dans ses mains crispées. Les autres ne bougent pas, elles forment un chœur immobile qui répète à satiété en frappant des mains : « Ta renommée, monsieur, est arrivée jusqu’à nous. C’est toi qui nous as protégées. Tu as tiré l’on glaive et tu nous as défendues. » Dieu m’en garde ! si le visage, de ces horribles femmes ne m’avait pas inspiré une prudente terreur, j’aurais protesté avec indignation. J’affirme ne les avoir protégées d’aucun risque ; encore moins leur en ai-je fait courir ! Celle qui dansait s’avançait sans cesse vers moi en bondissant et en brandissant son sabre, puis lorsque sa bouche touchait presque mon visage, elle faisait entendre un gloussement guerrier qu’elle prolongeait plusieurs minutes avec une force de respiration extraordinaire. Il y avait de quoi reculer de dégoût ! J’avais les oreilles brisées par tout ce vacarme et je ne songeais plus qu’à me défendre moi-même contre une scène qui ressemblait beaucoup plus à une hallucination qu’à une réalité. Mais par bonheur la représentation était finie ; hommes et femmes se retirèrent en disant à qui mieux mieux : « Bakchich ! batkchich ! » C’est ainsi que tout se termine en Orient, ces danses aussi bien que le reste, et dans les rêves de ma nuit, mêlant et transformant tous les souvenirs de la journée, j’ai revu à la fois le Jourdain, le Nil, la Mer-Morte et des têtes coupées dont les lèvres mourantes murmuraient une dernière fois : « Bakchich ! bakchich ! »


GABRIEL CHARMES.